Ficher des citoyens par
rapport à des actes qu’ils ont pu commettre en dehors
des balises de la loi est, certes, pratique courante et peut être
justifié par rapport à un souci de sécurité.
Mais bien au-delà de ce «souci», le fichier EDVIGE
dépasse cette logique en prenant en compte des facteurs qui
ne se situent pas dans le champ de l’illégalité
: appartenance politique, syndicale, associative, tendance sexuelle…
Pire, il s’agit d’un fichier qui catégorise les
gens par rapport à leur engagements, et, de ce fait, par
rapport à leur citoyenneté (au sens, citoyenneté
= «qui participe à la vie de la cité».
La citoyenneté est une des bases fondamentales de la démocratie).
Il est donc vrai qu’il y a matière à s’inquiéter.
Mais ce qui est plus
inquiétant, c’est le but, l’objectif recherché,
la raison d’être de ce fichier : pourquoi EDVIGE ?
Logiques de prévention…
EDVIGE correspond à
une logique qui se développe, pas seulement en France mais
dans de nombreux pays, notamment les Etats-Unis avec le fameux «Patriot
Act». Depuis une bonne dizaine d’années (si ce
n’est pas plus), nous sommes entrés dans une logique
de «prévention» où il ne s’agit
plus seulement de réprimer des actes répréhensibles,
mais de les prévenir.
Prenons le cas du rapport
Bénisti, qui a servi de base, justement, pour la mise en
place de la loi sur la prévention de la délinquance
(2004). Ce rapport évoque l’existence de parcours déviants
qui commenceraient dès le plus jeune âge (3 ans). Ce
parcours est illustré par un graphique où nous découvrons
une «courbe» de la déviance… qui d’ailleurs,
n’est basée sur aucune étude sérieuse.
L’exemple donné pour justifier cette courbe est édifiant
: une partie de la délinquance serait le résultat
d’un échec scolaire. L’échec scolaire
serait en partie dû à une mauvaise maitrise de la langue
française. Cette «mauvaise maîtrise» serait,
à son tour, due au fait que dans certaines familles (devinez
lesquelles), on ne parle pas le français dès le berceau.
Logique implacable : inciter, voire obliger, les mères à
s’adresser à leur progéniture dans la langue
de Molière permettrai de réduire à terme l’échec
scolaire et du coup de contribuer à la prévention
de la délinquance. On se retrouve ainsi à l’époque
des pères blancs, voire au temps où la répression
des langues locales battait son plein. C’est, grosso modo,
une logique de prévention.
Au-delà de la
dimension caricaturale qui prédomine dans le rapport Bénisti,
les logiques de prévention s’attaquent à des
menaces plus grandes. Des nouveaux systèmes de fichage, tels
les tests ADN, sont adoptés et justifiés par rapport
aux crimes sexuels, à la pédophilie et au terrorisme…
puis rapidement étendu à l’ensemble des délits
voire aux actes d’expression citoyenne (manifestations, faucheurs
volontaires…). Lorsque l’on a un président de
la République qui admet publiquement qu’il croit que
la pédophilie a des origines génétiques, le
pire est à craindre : en admettant qu’un jour, on isole
le fameux gène de la pédophilie… donc que l’on
puisse reconnaître les futurs violeurs de gamins, il y aura
deux choix : soit on peut les «soigner», soit on les
«écarte» de la société afin de
supprimer le risque. Le risque d’enfermer des innocents est
certain… Mais comme disait l’autre «tuez les tous.
Dieu reconnaîtra les siens».
Et d’ailleurs,
la loi sur la «rétention de sureté» (Février
2008), qui devait être rétroactive, va dans ce sens
: dès lors qu’un panel d’experts (psychologues,
juges…) estimera qu’un individu, ayant purgé
une peine de prison, continue à représenter un risque
pour la société, il sera possible de le maintenir
en détention (éventuellement un établissement
de soins adapté). Et cela sans nouveau jugement. Comme toujours,
on commence par évoquer la pédophilie ou le terrorisme,
mais, comme pour les tests ADN, il sera toujours possible d’étendre
la mesure à tous ceux et celles qui représenteraient
un danger potentiel pour l’ordre public.
Allons un peu plus loin.
Prévenir, ce n’est pas simplement constater (un crime).
Il ne s’agit plus de condamner l’individu par rapport
à un acte commis, mais par rapport à une menace estimée.
Il devient alors nécessaire de dresser des profils. Vous
prenez un «échantillon représentatif»
de criminels, vous établissez des profils types (parcours,
expériences, jeunesse, résultats scolaires, antécédents
judiciaires et tutti quanti), vous appliquez l’ensemble à
une population élargie et, magie, vous découvrez un
tas d’individus qui n’ont pas encore commis de crimes
mais qui ont des fortes probabilités de passer à l’acte.
Votre rôle est donc de prévenir. Là encore,
il y aura certainement des innocents qui passeront à la casserole,
mais d’un côté «Dieu reconnaîtra
toujours les siens» et de l’autre… après
tout, il existe une multitude d’individus qui sont aujourd’hui
en préventive, qui attendent un jugement où il sera
possible que l’on reconnaisse leur innocence. Nous ne sommes
plus à ça près.
Comme toujours, ceux
qui oseraient critique ces mesures s’entendront dire : «dites
cela aux enfants brisés par l’abomination des pédophiles
et les femmes victimes de viols. Vos critiques protègent
les pédophiles et de ce fait, vous vous rendez complices
de leurs crimes». Exit la contestation.
Pour aller encore un
peu plus loin dans le délire qui semblait au départ
de la science fiction mais qui l’est de moins en moins : nous
avons évoqué le risque, le danger, le criminel potentiel.
Certes, mais dans le cas du fichier EDVIGE, où est le péril
? En quoi un syndicaliste, un responsable associatif, un militant,
un manifestant, un homosexuel ou une lesbienne peuvent représenter
un danger… et surtout : pour qui ?
C’est là
où ça se corse car ces catégories de personnes
correspondent à des citoyens qui ne font qu’exercer
leurs droits à la citoyenneté… mais qui ont
la particularité de menacer le pouvoir des élites.
Protéger des élites, maintenir
des privilèges…
Il est vrai que les élites
ont toujours existé et, malgré quelques déboires,
révolutions et décapitations diverses et variés,
elles ont su se préserver. La menace, pour elles, a toujours
existé. Par contre, il est fort probable que cette menace
se développe dangereusement dans un proche avenir. Pourquoi
? Hypothèse :
Orwell nous avait fait
de sombres prédictions dans son bouquin «1984».
C’est justement dans les années 80 où nous commencions
à évoquer un concept relativement nouveau, la «Société
Duale». Grosso modo, nous parlions d’une société
où il y avait, d’un côté, les élites
et de l’autre, les pauvres. En d’autres termes, les
classes moyennes auraient tendance à disparaître. La
haute bourgeoisie rejoint progressivement la classe des nantis et
les autres rejoignent ceux «d’en bas». Techniquement
parlant, cela peut fonctionner et fonctionne déjà
dans bon nombre de pays (dits du Tiers Monde). L’ennui, c’est
que la phase de transition peut s’avérer dangereuse
pour les élites.
Prenons un exemple :
l’Argentine. Il s’agit d’un pays avec une Histoire
à multiples facettes. Un pays qui a connu la dictature et
qui a su évoluer vers un système plus ou moins démocratique.
Il y avait les élites, les classes moyennes et un tas de
pauvres. Les pauvres (et le constat est pénible) ont souvent
accepté leur sort, s’en remettant au destin, à
la fatalité. Mais le jour où le pays fut plongé
dans une crise financière dramatique (à partir de
98-99), une bonne partie des classes moyennes s’est retrouvé,
du jour au lendemain, dans la catégorie des pauvres. C’est
uniquement à partir de ce point qu’une forme de contestation,
qu’une organisation citoyenne, s’est réellement
développée… Puisqu’il n’y avait
plus d’argent, on inventa de nouvelles façons d’échanger,
on redécouvrit le troc, on inventa de nouvelles monnaies.
… et quoi de plus
dangereux pour le système que l’invention de nouveaux
systèmes alternatives, surtout lorsque ceux-ci sont fondés
sur des valeurs de solidarité et qu’à priori,
ils ne fonctionnent pas si mal que cela ?
En France les SELs (Systèmes
d’Echanges Locaux) ont commencé à fonctionner
correctement : il s’agissait, là encore, d’un
système basé sur le troc. «Je te file des cours
d’anglais gratos et tu me refait la plomberie gratos».
Il y avait même une possibilité de «trianguler»
le processus : «ma plomberie va bien, mais mon toit est à
refaire… et justement, il y à un type qui sait refaire
les toits ET qui a des problèmes de plomberie». Mais
un problème se pose : qui dit troc dit gratuité, donc
absence d’échange d’argent… donc pas de
taxation possible (TVA, charges sociales etc.) et remise en question
d’un modèle économique prédominant. Tant
que les SELs restent marginaux, il est possible de les tolérer…
Mais dès que le système se développe, c’est
le FISC qui s’en mêle.
«En septembre 1996,
dans un petit village de l’Ariège, deux adhérents
du SEL ont aidé un troisième à réparer
son toit. Après dénonciation d’un voisin et
enquête de la gendarmerie, les trois adhérents ont
été poursuivis pour travail clandestin et utilisation
de travailleurs clandestins, condamnés par le Tribunal de
Foix le 06/01/98 puis relaxés en appel à Toulouse
le 17/09/98 car les conditions caractérisant un travail clandestin
n'étaient pas réunies.
Mais, toujours en France, si dans le cadre d'un SEL on se livre
à une activité répétitive ou entrant
dans le cadre de son métier, on se doit de le déclarer
aux organismes concernés.»
(Wikipedia)
En d’autres termes,
les SELs sont tolérés tant qu’ils restent marginaux,
mais gare au dépassement des limites.
Alors,
en quoi tout cela concerne le fichier EDVIGE (parmi les autres)
?
Les systèmes alternatifs
représentent des dangers pour le système traditionnel
et prédominant. Le système traditionnel (que l’on
pourrait appeler en anglais «The Establishment») s’appuie
sur des rapports de forces entre pauvres, classes moyennes, bourgeoisies
et élites. Le système à du mal à évoluer
car ceux qui auraient le plus intérêt à bouger
ont du mal à le faire par manque d’organisation, voire
(et c’est encore plus abominable à dire) par manque
d’éducation (la philosophie au service du sens critique,
l’analyse historique au service d’une véritable
maîtrise du changement… autant de facteurs absents dans
la formation d’un mécano).
Que le système
ait du mal à évoluer est, en fin de compte, une bonne
chose pour les classes dominantes car elles sont assurées
de maintenir et de maîtriser leurs pouvoirs et privilèges.
Une analyse historique permet de constater qu’à quelques
exceptions près, ces pouvoirs n’ont pratiquement pas
changé de mains depuis des lustres (environs 2% d’enfants
d’ouvriers entament et terminent leurs études supérieurs.
De moins en moins d’étudiants issus de milieux modestes
accèdent aux écoles supérieures. Ce ne sont
que quelques exemples).
Là où la donne change.
Revenons sur la Société
Duale. La situation économique n’évolue pas
dans le bon sens. Au contraire, les règles du néo-libéralisme
entrainent des dérégulations importantes qui ont un
effet certain sur les conjonctures sociales. La précarité
en découle et se développe à son tour. On pensait
dans le temps que les «working poor» (travailleurs pauvres)
était un phénomène qui à épargné
l’Europe. Pourtant, les associations caritatives constatent
que de plus en plus de personnes qui s’adressent à
eux sont des salariés. Que ce soit le Secours Catholique,
les Restos du Cœur, le Secours Populaire parmi d’autres,
les avis convergent. Nous sommes actuellement dans un processus
économique, social et environnemental qui s’inscrit
dans la logique d’une société duale.
Jusqu’à
maintenant, il n’y a eu que des réactions, parfois
explosives, mais généralement maîtrisables,
telles les émeutes de banlieue en 2005. Mais peut-on prévoir
ce qui risque de se produire lorsque la situation s’étendra
aux classes moyennes, aux populations actuellement plus aisées,
dès lors qu’elles entreront dans la sphère de
la pauvreté ?
Ajoutons à cela
un risque de plus qui ne facilite pas la tâche des décideurs
d’aujourd’hui et de demain. Cette évolution est
aussi mondiale. La situation s’empire aussi dans les pays
du Sud. Entre conjonctures économiques, l’échec
de la plupart des politiques de développement (Voir les chiffres
du PNUD), la raréfaction des ressources énergétiques
et les conséquences du réchauffement climatique, fort
est à parier que les risques se transformeront en crises.
L’Histoire nous
apprend que de telles crises (famines, conflits, catastrophes…)
ont provoqué des mouvements de population considérables
: les réfugiés de la faim et des conflits se tourneront
vers les zones qui représentent encore un peu d’espoir
d’avenir. Ce n’est pas par hasard que l’on en
vient à construire des murs, à durcir les lois sur
l’immigration et à multiplier les expulsions. L’Europe
ou les Etats-Unis de demain risquent fort de ressembler à
des Bunkers.
Anticiper les périls pour préserver
les pouvoirs…
Ainsi, les menaces de
l’avenir deviennent de plus en plus des probabilités
plausibles, voire des réalités à court terme.
Au pire, les émeutes (de banlieue ici ou de la faim ailleurs)
peuvent se transformer en révoltes puis organisés
en révolutions. Au mieux, de nouveaux systèmes alternatifs
peuvent se développer, mettant en péril, comme nous
l’avons déjà souligné, les systèmes
en place.
Alors il s’agit
d’anticiper, de cibler ceux et celles qui représentent
un danger potentiel et qui risquent de contribuer, d’une façon
ou d’une autre, à toute forme d’évolution
sociale qui mettrait en péril le système en place.
Pour cela, quoi de meilleur
que de travailler sur les profils («profiling» en anglais).
En 1973, une expérience avait été menée
aux Etats-Unis au sein des bibliothèques et librairies. Il
s’agissait de dresser un profil des personnes en fonction
de leurs lectures. Grosso modo, la logique est simple : vous êtes
étudiant en chimie et vous lisez un bouquin sur les explosifs.
Ca passe. Vous êtes étudiant ou chercheur en sciences
politiques et vous lisez des ouvrages sur l’anarchie. Quoi
de plus normal ? Mais si vous n’êtes ni l’un ni
l’autre, si vous êtes chômeur et que vous lisez
un livre sur l’anarchie puis, ensuite, un autre sur les explosifs
(« The Anarchists Cookbook » par exemple), à,
c’est grave. Si en plus vous avez de mauvaises fréquentations,
que l’on vous a repéré dans une manifestation
qui a mal tourné, là, c’est carrément
craignos. Si nous ne savons pas à quel point cette expérience
à été menée, elle fut légalisée
dans le fameux «Patriot Act», malgré les protestations
de nombreuses associations dont des mouvements de libraires (la
loi interdit non seulement aux libraires de refuser les demandes
du FBI pour obtenir des listing, mais aussi de dire publiquement
que cette demande a été faite).
Dans les années
70-80, avec le développement des groupes armés du
type Baader-Meinhof et des brigades rouges, la police allemande
avait fait des recoupements de fichiers afin de tenter de découvrir
d’éventuels récurrences du type «vous
avez réservé un billet dans le même train qu’un
suspect et vous êtes descendu dans le même hôtel
qu’un autre… le lien est possible, voire plausible».
Aujourd’hui, la
technologie a évolué d’une façon phénoménale.
Il est possible de suivre un individu à la trace grâce
à son téléphone portable (même fermé),
sa carte bancaire, ses cartes de fidélité. Il est
possible de reproduire d’une manière extensive la fabrication
des profiles (sociaux, politiques, psychologiques…) grâce
à Internet et à la navigation des internautes. Il
est possible de recouper les informations d’une multitude
de fichiers existants…
Internet aurait existé
au temps de Jésus, les romains auraient pu l’identifier
dès les noces de Cana et cela aurait changé l’Histoire.
Benjamin Franklin et les Pères Fondateurs n’auraient
pas fait long feu et Robespierre aurait fini dans un hospice pour
malades mentaux.
En tous cas, loin d’être
un simple fichier de plus destiné a assurer la sécurité
des citoyens. EDVIGE représente une nouvelle forme de surveillance
et de contrôle car sa spécificité est justement
de ficher la personne non en fonction de ses actes, mais en fonction
de ses appartenances, de ses engagements citoyennes… de sa
citoyenneté.
Certes, tout ceci relève
peut-être de la paranoïa ordinaire ou de la science fiction
politique, mais si une fraction est réellement fondée,
l’avenir n’en devient que plus sombre.
Conclusion.
Paranoïa, science
fiction ou réalité, chacun est libre d’en décider
et de se forger une opinion. Par contre, si l’analyse se révèle
pertinente, elle ne doit pas être considérée
pour autant comme flippante. Au contraire, cela voudrait dire que
si EDVIGE (parmi tous les autres moyens de contrôle et de
surveillance) existe, c’est justement qu’il y a de l’espoir.
Cela voudrait dire que l’évolution sociale, politique,
économique et écologique est possible. Certes, ces
évolutions peuvent effectivement représenter une menace
pour certains mais, au contraire, un espoir pour d’autres.
A nous maintenant de continuer à exiger le retrait de ces
dispositifs… tout en sachant que s’ils existent, c’est
que nous représentons un potentiel de changement. Sachons
en abuser.
TR.
05/09/08
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