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EDVIGE ET LE SCENARIO SCIENCE FICTION…

Au moment où j’écris ces lignes, le débat sur le fameux fichier Edvige bat son plein. Nous ne savons pas, à l’heure actuelle, ce qui va en rester d’ici quelques semaines. Le président de la République a émis lui-même quelques doutes, donnant partiellement raison à Hervé Morin qui venait de se faire taper sur les doigts par M. Fillon, soutenu par Michèle Alliot-Marie. Rama Yade enfonce le clou côté « doutes » et cela crée une belle cacophonie.

Plus de 13000 signatures à ce jour, dont 826 associations, syndicats, partis et collectifs… Tous réclament le retrait de ce fichier liberticide. Par contre, du moins pour le moment, c’est essentiellement un principe qui est dénoncé : l’idée de ficher des jeunes à partir de 13 ans choque, répertorier des personnes en fonction de leurs opinions, leurs engagements ou leurs tendances sexuelles indigne. Mais jusqu’ici, peu de gens posent la question de fond : pourquoi Edvige ? Dans quel processus s’inscrit ce projet ?

Car c’est bien là où le bat blesse… Un retrait du projet ne signifierai pas pour autant une victoire de ses opposants. Le fichier EDVIGE ne représente qu’une étape dans un processus global où il ne s’agit plus seulement de réprimer l’existant mais d’identifier des troubles potentiels afin de les prévenir… et cela dans un contexte où les mutations sociales pourraient à terme multiplier les risques. Explication :

 

Ficher des citoyens par rapport à des actes qu’ils ont pu commettre en dehors des balises de la loi est, certes, pratique courante et peut être justifié par rapport à un souci de sécurité. Mais bien au-delà de ce «souci», le fichier EDVIGE dépasse cette logique en prenant en compte des facteurs qui ne se situent pas dans le champ de l’illégalité : appartenance politique, syndicale, associative, tendance sexuelle… Pire, il s’agit d’un fichier qui catégorise les gens par rapport à leur engagements, et, de ce fait, par rapport à leur citoyenneté (au sens, citoyenneté = «qui participe à la vie de la cité». La citoyenneté est une des bases fondamentales de la démocratie). Il est donc vrai qu’il y a matière à s’inquiéter.

Mais ce qui est plus inquiétant, c’est le but, l’objectif recherché, la raison d’être de ce fichier : pourquoi EDVIGE ?


Logiques de prévention…

EDVIGE correspond à une logique qui se développe, pas seulement en France mais dans de nombreux pays, notamment les Etats-Unis avec le fameux «Patriot Act». Depuis une bonne dizaine d’années (si ce n’est pas plus), nous sommes entrés dans une logique de «prévention» où il ne s’agit plus seulement de réprimer des actes répréhensibles, mais de les prévenir.

Prenons le cas du rapport Bénisti, qui a servi de base, justement, pour la mise en place de la loi sur la prévention de la délinquance (2004). Ce rapport évoque l’existence de parcours déviants qui commenceraient dès le plus jeune âge (3 ans). Ce parcours est illustré par un graphique où nous découvrons une «courbe» de la déviance… qui d’ailleurs, n’est basée sur aucune étude sérieuse. L’exemple donné pour justifier cette courbe est édifiant : une partie de la délinquance serait le résultat d’un échec scolaire. L’échec scolaire serait en partie dû à une mauvaise maitrise de la langue française. Cette «mauvaise maîtrise» serait, à son tour, due au fait que dans certaines familles (devinez lesquelles), on ne parle pas le français dès le berceau. Logique implacable : inciter, voire obliger, les mères à s’adresser à leur progéniture dans la langue de Molière permettrai de réduire à terme l’échec scolaire et du coup de contribuer à la prévention de la délinquance. On se retrouve ainsi à l’époque des pères blancs, voire au temps où la répression des langues locales battait son plein. C’est, grosso modo, une logique de prévention.

Au-delà de la dimension caricaturale qui prédomine dans le rapport Bénisti, les logiques de prévention s’attaquent à des menaces plus grandes. Des nouveaux systèmes de fichage, tels les tests ADN, sont adoptés et justifiés par rapport aux crimes sexuels, à la pédophilie et au terrorisme… puis rapidement étendu à l’ensemble des délits voire aux actes d’expression citoyenne (manifestations, faucheurs volontaires…). Lorsque l’on a un président de la République qui admet publiquement qu’il croit que la pédophilie a des origines génétiques, le pire est à craindre : en admettant qu’un jour, on isole le fameux gène de la pédophilie… donc que l’on puisse reconnaître les futurs violeurs de gamins, il y aura deux choix : soit on peut les «soigner», soit on les «écarte» de la société afin de supprimer le risque. Le risque d’enfermer des innocents est certain… Mais comme disait l’autre «tuez les tous. Dieu reconnaîtra les siens».

Et d’ailleurs, la loi sur la «rétention de sureté» (Février 2008), qui devait être rétroactive, va dans ce sens : dès lors qu’un panel d’experts (psychologues, juges…) estimera qu’un individu, ayant purgé une peine de prison, continue à représenter un risque pour la société, il sera possible de le maintenir en détention (éventuellement un établissement de soins adapté). Et cela sans nouveau jugement. Comme toujours, on commence par évoquer la pédophilie ou le terrorisme, mais, comme pour les tests ADN, il sera toujours possible d’étendre la mesure à tous ceux et celles qui représenteraient un danger potentiel pour l’ordre public.

Allons un peu plus loin. Prévenir, ce n’est pas simplement constater (un crime). Il ne s’agit plus de condamner l’individu par rapport à un acte commis, mais par rapport à une menace estimée. Il devient alors nécessaire de dresser des profils. Vous prenez un «échantillon représentatif» de criminels, vous établissez des profils types (parcours, expériences, jeunesse, résultats scolaires, antécédents judiciaires et tutti quanti), vous appliquez l’ensemble à une population élargie et, magie, vous découvrez un tas d’individus qui n’ont pas encore commis de crimes mais qui ont des fortes probabilités de passer à l’acte. Votre rôle est donc de prévenir. Là encore, il y aura certainement des innocents qui passeront à la casserole, mais d’un côté «Dieu reconnaîtra toujours les siens» et de l’autre… après tout, il existe une multitude d’individus qui sont aujourd’hui en préventive, qui attendent un jugement où il sera possible que l’on reconnaisse leur innocence. Nous ne sommes plus à ça près.

Comme toujours, ceux qui oseraient critique ces mesures s’entendront dire : «dites cela aux enfants brisés par l’abomination des pédophiles et les femmes victimes de viols. Vos critiques protègent les pédophiles et de ce fait, vous vous rendez complices de leurs crimes». Exit la contestation.

Pour aller encore un peu plus loin dans le délire qui semblait au départ de la science fiction mais qui l’est de moins en moins : nous avons évoqué le risque, le danger, le criminel potentiel. Certes, mais dans le cas du fichier EDVIGE, où est le péril ? En quoi un syndicaliste, un responsable associatif, un militant, un manifestant, un homosexuel ou une lesbienne peuvent représenter un danger… et surtout : pour qui ?

C’est là où ça se corse car ces catégories de personnes correspondent à des citoyens qui ne font qu’exercer leurs droits à la citoyenneté… mais qui ont la particularité de menacer le pouvoir des élites.


Protéger des élites, maintenir des privilèges…

Il est vrai que les élites ont toujours existé et, malgré quelques déboires, révolutions et décapitations diverses et variés, elles ont su se préserver. La menace, pour elles, a toujours existé. Par contre, il est fort probable que cette menace se développe dangereusement dans un proche avenir. Pourquoi ? Hypothèse :

Orwell nous avait fait de sombres prédictions dans son bouquin «1984». C’est justement dans les années 80 où nous commencions à évoquer un concept relativement nouveau, la «Société Duale». Grosso modo, nous parlions d’une société où il y avait, d’un côté, les élites et de l’autre, les pauvres. En d’autres termes, les classes moyennes auraient tendance à disparaître. La haute bourgeoisie rejoint progressivement la classe des nantis et les autres rejoignent ceux «d’en bas». Techniquement parlant, cela peut fonctionner et fonctionne déjà dans bon nombre de pays (dits du Tiers Monde). L’ennui, c’est que la phase de transition peut s’avérer dangereuse pour les élites.

Prenons un exemple : l’Argentine. Il s’agit d’un pays avec une Histoire à multiples facettes. Un pays qui a connu la dictature et qui a su évoluer vers un système plus ou moins démocratique. Il y avait les élites, les classes moyennes et un tas de pauvres. Les pauvres (et le constat est pénible) ont souvent accepté leur sort, s’en remettant au destin, à la fatalité. Mais le jour où le pays fut plongé dans une crise financière dramatique (à partir de 98-99), une bonne partie des classes moyennes s’est retrouvé, du jour au lendemain, dans la catégorie des pauvres. C’est uniquement à partir de ce point qu’une forme de contestation, qu’une organisation citoyenne, s’est réellement développée… Puisqu’il n’y avait plus d’argent, on inventa de nouvelles façons d’échanger, on redécouvrit le troc, on inventa de nouvelles monnaies.

… et quoi de plus dangereux pour le système que l’invention de nouveaux systèmes alternatives, surtout lorsque ceux-ci sont fondés sur des valeurs de solidarité et qu’à priori, ils ne fonctionnent pas si mal que cela ?

En France les SELs (Systèmes d’Echanges Locaux) ont commencé à fonctionner correctement : il s’agissait, là encore, d’un système basé sur le troc. «Je te file des cours d’anglais gratos et tu me refait la plomberie gratos». Il y avait même une possibilité de «trianguler» le processus : «ma plomberie va bien, mais mon toit est à refaire… et justement, il y à un type qui sait refaire les toits ET qui a des problèmes de plomberie». Mais un problème se pose : qui dit troc dit gratuité, donc absence d’échange d’argent… donc pas de taxation possible (TVA, charges sociales etc.) et remise en question d’un modèle économique prédominant. Tant que les SELs restent marginaux, il est possible de les tolérer… Mais dès que le système se développe, c’est le FISC qui s’en mêle.

«En septembre 1996, dans un petit village de l’Ariège, deux adhérents du SEL ont aidé un troisième à réparer son toit. Après dénonciation d’un voisin et enquête de la gendarmerie, les trois adhérents ont été poursuivis pour travail clandestin et utilisation de travailleurs clandestins, condamnés par le Tribunal de Foix le 06/01/98 puis relaxés en appel à Toulouse le 17/09/98 car les conditions caractérisant un travail clandestin n'étaient pas réunies.
Mais, toujours en France, si dans le cadre d'un SEL on se livre à une activité répétitive ou entrant dans le cadre de son métier, on se doit de le déclarer aux organismes concernés.»
(Wikipedia)

En d’autres termes, les SELs sont tolérés tant qu’ils restent marginaux, mais gare au dépassement des limites.

Alors, en quoi tout cela concerne le fichier EDVIGE (parmi les autres) ?

Les systèmes alternatifs représentent des dangers pour le système traditionnel et prédominant. Le système traditionnel (que l’on pourrait appeler en anglais «The Establishment») s’appuie sur des rapports de forces entre pauvres, classes moyennes, bourgeoisies et élites. Le système à du mal à évoluer car ceux qui auraient le plus intérêt à bouger ont du mal à le faire par manque d’organisation, voire (et c’est encore plus abominable à dire) par manque d’éducation (la philosophie au service du sens critique, l’analyse historique au service d’une véritable maîtrise du changement… autant de facteurs absents dans la formation d’un mécano).

Que le système ait du mal à évoluer est, en fin de compte, une bonne chose pour les classes dominantes car elles sont assurées de maintenir et de maîtriser leurs pouvoirs et privilèges. Une analyse historique permet de constater qu’à quelques exceptions près, ces pouvoirs n’ont pratiquement pas changé de mains depuis des lustres (environs 2% d’enfants d’ouvriers entament et terminent leurs études supérieurs. De moins en moins d’étudiants issus de milieux modestes accèdent aux écoles supérieures. Ce ne sont que quelques exemples).


Là où la donne change.

Revenons sur la Société Duale. La situation économique n’évolue pas dans le bon sens. Au contraire, les règles du néo-libéralisme entrainent des dérégulations importantes qui ont un effet certain sur les conjonctures sociales. La précarité en découle et se développe à son tour. On pensait dans le temps que les «working poor» (travailleurs pauvres) était un phénomène qui à épargné l’Europe. Pourtant, les associations caritatives constatent que de plus en plus de personnes qui s’adressent à eux sont des salariés. Que ce soit le Secours Catholique, les Restos du Cœur, le Secours Populaire parmi d’autres, les avis convergent. Nous sommes actuellement dans un processus économique, social et environnemental qui s’inscrit dans la logique d’une société duale.

Jusqu’à maintenant, il n’y a eu que des réactions, parfois explosives, mais généralement maîtrisables, telles les émeutes de banlieue en 2005. Mais peut-on prévoir ce qui risque de se produire lorsque la situation s’étendra aux classes moyennes, aux populations actuellement plus aisées, dès lors qu’elles entreront dans la sphère de la pauvreté ?

Ajoutons à cela un risque de plus qui ne facilite pas la tâche des décideurs d’aujourd’hui et de demain. Cette évolution est aussi mondiale. La situation s’empire aussi dans les pays du Sud. Entre conjonctures économiques, l’échec de la plupart des politiques de développement (Voir les chiffres du PNUD), la raréfaction des ressources énergétiques et les conséquences du réchauffement climatique, fort est à parier que les risques se transformeront en crises.

L’Histoire nous apprend que de telles crises (famines, conflits, catastrophes…) ont provoqué des mouvements de population considérables : les réfugiés de la faim et des conflits se tourneront vers les zones qui représentent encore un peu d’espoir d’avenir. Ce n’est pas par hasard que l’on en vient à construire des murs, à durcir les lois sur l’immigration et à multiplier les expulsions. L’Europe ou les Etats-Unis de demain risquent fort de ressembler à des Bunkers.


Anticiper les périls pour préserver les pouvoirs…

Ainsi, les menaces de l’avenir deviennent de plus en plus des probabilités plausibles, voire des réalités à court terme. Au pire, les émeutes (de banlieue ici ou de la faim ailleurs) peuvent se transformer en révoltes puis organisés en révolutions. Au mieux, de nouveaux systèmes alternatifs peuvent se développer, mettant en péril, comme nous l’avons déjà souligné, les systèmes en place.

Alors il s’agit d’anticiper, de cibler ceux et celles qui représentent un danger potentiel et qui risquent de contribuer, d’une façon ou d’une autre, à toute forme d’évolution sociale qui mettrait en péril le système en place.

Pour cela, quoi de meilleur que de travailler sur les profils («profiling» en anglais). En 1973, une expérience avait été menée aux Etats-Unis au sein des bibliothèques et librairies. Il s’agissait de dresser un profil des personnes en fonction de leurs lectures. Grosso modo, la logique est simple : vous êtes étudiant en chimie et vous lisez un bouquin sur les explosifs. Ca passe. Vous êtes étudiant ou chercheur en sciences politiques et vous lisez des ouvrages sur l’anarchie. Quoi de plus normal ? Mais si vous n’êtes ni l’un ni l’autre, si vous êtes chômeur et que vous lisez un livre sur l’anarchie puis, ensuite, un autre sur les explosifs (« The Anarchists Cookbook » par exemple), à, c’est grave. Si en plus vous avez de mauvaises fréquentations, que l’on vous a repéré dans une manifestation qui a mal tourné, là, c’est carrément craignos. Si nous ne savons pas à quel point cette expérience à été menée, elle fut légalisée dans le fameux «Patriot Act», malgré les protestations de nombreuses associations dont des mouvements de libraires (la loi interdit non seulement aux libraires de refuser les demandes du FBI pour obtenir des listing, mais aussi de dire publiquement que cette demande a été faite).

Dans les années 70-80, avec le développement des groupes armés du type Baader-Meinhof et des brigades rouges, la police allemande avait fait des recoupements de fichiers afin de tenter de découvrir d’éventuels récurrences du type «vous avez réservé un billet dans le même train qu’un suspect et vous êtes descendu dans le même hôtel qu’un autre… le lien est possible, voire plausible».

Aujourd’hui, la technologie a évolué d’une façon phénoménale. Il est possible de suivre un individu à la trace grâce à son téléphone portable (même fermé), sa carte bancaire, ses cartes de fidélité. Il est possible de reproduire d’une manière extensive la fabrication des profiles (sociaux, politiques, psychologiques…) grâce à Internet et à la navigation des internautes. Il est possible de recouper les informations d’une multitude de fichiers existants…

Internet aurait existé au temps de Jésus, les romains auraient pu l’identifier dès les noces de Cana et cela aurait changé l’Histoire. Benjamin Franklin et les Pères Fondateurs n’auraient pas fait long feu et Robespierre aurait fini dans un hospice pour malades mentaux.

En tous cas, loin d’être un simple fichier de plus destiné a assurer la sécurité des citoyens. EDVIGE représente une nouvelle forme de surveillance et de contrôle car sa spécificité est justement de ficher la personne non en fonction de ses actes, mais en fonction de ses appartenances, de ses engagements citoyennes… de sa citoyenneté.

Certes, tout ceci relève peut-être de la paranoïa ordinaire ou de la science fiction politique, mais si une fraction est réellement fondée, l’avenir n’en devient que plus sombre.

Conclusion.

Paranoïa, science fiction ou réalité, chacun est libre d’en décider et de se forger une opinion. Par contre, si l’analyse se révèle pertinente, elle ne doit pas être considérée pour autant comme flippante. Au contraire, cela voudrait dire que si EDVIGE (parmi tous les autres moyens de contrôle et de surveillance) existe, c’est justement qu’il y a de l’espoir. Cela voudrait dire que l’évolution sociale, politique, économique et écologique est possible. Certes, ces évolutions peuvent effectivement représenter une menace pour certains mais, au contraire, un espoir pour d’autres. A nous maintenant de continuer à exiger le retrait de ces dispositifs… tout en sachant que s’ils existent, c’est que nous représentons un potentiel de changement. Sachons en abuser.

TR.
05/09/08

 

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