J'ai lu avec
intérêt l'article de M. Ferry «Réhabiliter
le travail : à l'école aussi» («Le Monde»
du 15/10/03) et, dans la mesure où l'écrit du ministre
s'inscrit dans une volonté de débat, je me permets
d'apporter un regard critique sur une conception particulière
du système scolaire à laquelle j'hésite à
souscrire.
L'introduction
ne mérite sans doute pas que l'on s'y attarde dans la mesure
où il s'agit d'une aubade à l'action gouvernementale,
ce qui est finalement tout à fait logique puisqu'il s'agit
d'une prose de ministre. Toutefois, il serait souhaitable d'approfondir
le rapport exact qui est fait entre la «revalorisation du
travail» et «la baisse des impôts».
L'inquiétude
se pointe néanmoins lorsque le sujet principal de l'article
est abordé et qu'il est question du «système
scolaire recentré sur ses vraies missions : la prévention
de l'illettrisme, le rétablissement de l'autorité
des maîtres et de la culture scolaire, la réorganisation
en profondeur d'un collège prétendument «unique»
qui a désormais bien besoin de s'ouvrir davantage à
la voie professionnelle et à la découverte des métiers".
Ce serait donc
cela la «vraie mission» du système scolaire ?
Dans un premier temps, la prévention de l'illettrisme ne
serait pas forcement nécessaire si les moyens adéquats
existaient pour mener à bien l'apprentissage initial de la
lecture (ceci dit, il s'agit peut être d'une façon
de parler et on peut concevoir que toute forme d'apprentissage soit
aussi une forme de prévention : Apprendre à nager
permet de prévenir les noyades).
Par contre,
rétablir l'autorité des maîtres laisse dubitatif
en termes de mission (surtout de vraie mission). Que cette
autorité soit utile ou nécessaire pour que le système
fonctionne -et puisse ainsi remplir une mission- peut s'entendre…
Mais que le rétablissement de l'autorité soit LA vraie
mission paraît traduire une confusion entre moyens et objectifs
!
L'inquiétude
s'amplifie lorsque le ministre aborde l'évidence d'une dimension
économique avec l'affirmation (repris de Michel Pébereau
dans le Monde du 6 octobre) «…la production d'un
pays, et donc sa richesse, est inévitablement proportionnelle
à la quantité de travail qui est fournie.»
Si le mot «quantité»
avait été accompagné du mot «qualité»
la critique en serait atténuée. En effet, on constate
souvent que le fait de réduire la quantité au profit
d'une qualité permet non seulement d'atteindre les mêmes
résultats… mais souvent de les surpasser. A cela s'ajoute
un facteur essentiel qui n'est pas pris en compte dans l'affirmation
et qui, à mon humble avis, le rend caduc : il s'agit tout
simplement de la notion de productivité. Ce détail
est d'autant plus important puisqu'il fait partie de notre histoire
économique. Le passage de l'économie agricole à
l'économie industrielle puis à l'économie de
services est le fait d'une évolution technologique qui permettait
de produire davantage tout en diminuant la quantité de travail
nécessaire. Là où vingt agriculteurs étaient
nécessaires dans un champ, un tracteur suffit. L'automatisation
des moyens de production industrielle a permis d'augmenter la rentabilité
au détriment de la main d'œuvre. Affirmer que la richesse
d'un pays ne serait liée qu'à la quantité de
travail fourni sans prendre en compte le facteur «qualité»
et la notion de productivité induit en erreur.
En évoquant
trois grandes conceptions de l'enseignement, nous découvrons
que l'éducation par le jeu correspondait aux premières
figures de l'anarchisme, repris plus loin par l'expression «l'anarchie
du jeu». Le postulat s'apparente à la logique simpliste
de ceux qui tracent le lien entre anarchie et chaos. Cette idée
serait donc incompatible avec un système Républicain
où la discipline s'impose comme valeur essentielle. A tout
hasard il serait utile de rappeler que les doctrines anarchistes
prônent, eux aussi, la discipline comme valeur essentielle.
A ceci près qu'il s'agit d'une discipline des individus en
tant que membres de la collectivité (et acquise à
travers la responsabilisation) dont la force permet de se passer
de l'autorité qui lui, impose sa propre discipline. Certes,
nos sociétés ne sont peut être pas prêts
à faire ce pas, mais le détail mérite d'être
rappelé (il est vrai que mai 68 devient de plus en plus tabou
par les temps qui courent, mais une des revendications se traduisaient
effectivement par une volonté «d'auto-discipline»).
Le débat
reste ouvert lorsque l'on aborde l'idée que « ce n'est
pas la motivation qui fonde le travail, mais l'inverse ».
Sans doute faudra-t-il davantage de temps et de réflexion
pour approfondir l'idée. Toujours est-il qu'il est possible
d'émettre une hypothèse intuitive qui consisterai
à dire qu'il paraît hasardeux de séparer les
deux dans un schisme purement chronologique (l'un viendrait après
l'autre ou visa versa). Il est possible de penser que l'un ne va
pas sans l'autre et que les deux s'entretiennent mutuellement (je
rame pour traverser le lac, je produis ainsi un effort qui se traduit
par un travail, mais si je le fais, c'est parce que mon objectif,
ma motivation, est bien d'arriver de l'autre côté du
lac. Si le travail précède la motivation, soit je
n'entreprends pas la traversée en premier lieu car je n'en
vois pas l'utilité, le sens, l'envie… soit je risque
de m'écraser contre un récif).
Pour contribuer
à la réflexion, une petite histoire vaut le détour.
Ma fille a eu la chance (ou la malchance, dépendant du point
de vu) de remplacer un professeur de maintenance électronique
dans un lycée professionnel que l'on peu aisément
classer dans les « zones à risques ». Classes
turbulentes, tensions débordantes parfois sur le champ de
la violence. Elle avait une certaine chance dans la mesure où
elle restait directe, franche, sans détour… et que
son âge la rapprochait des élèves au travers
de multiples références communes. Néanmoins,
le chaos régnait allègrement et la discipline restait
un concept éphémère. Lors d'un cours, elle
s'est rendu compte qu'un peu trop d'avions en papier voltigeaient
allègrement dans l'espace aérien de la pièce.
Que faire ? D'autres avaient voulu instaurer la discipline, la rigueur,
le respect ou le droit et d'autres ont été anéantis
(celui qu'elle remplaçait était en arrêt maladie
pour dépression)… Elle entreprit alors de leur lancer
un défi où le gagnant serait celui qui arriverait
à fabriquer un avion en papier qui atteindrait l'immeuble
en face. Surprise certaine dans la salle… ce qui lui a permis
d'aborder un cours d'aérodynamique et de l'intégrer
dans le programme.
Anecdote certes,
mais qui laisse à réfléchir.
Finalement,
là où l'article laisse sur sa faim, c'est par un manque
de définitions nécessaires à un réel
positionnement. Admettons que l'on cherche à réhabiliter
la notion de travail… Cette volonté n'a de sens que
si l'on définit exactement ce que l'on entend par travail.
Faut-il associer ce terme avec ce fameux triptyque d'une époque
sombre, désormais maudit pour nombre d'entre nous, «travail,
famille, patrie», et ceci moins par le sens que l'on peut
y trouver que par le contexte dans lequel il a été
conçu ?
Le travail se
traduit par un effort physique ou intellectuel, par un acharnement
éventuel…Le travail en soi n'a aucun sens dès
lors que l'on le soustrait de son cadre, de son but, de son sens
: pour quoi travaille-t-on ? Pour qui travaille-t-on ? Quel objectif
et (désolé) quelle motivation justifie le travail
? Le travail en soi n'est pas une valeur, c'est un acte, une action,
un verbe que l'on peut classer avec «naître, vivre,
mourir…». Les esclaves ont travaillé, ont succombé
sous l'effort et étaient assujettis à une discipline
de fer. Etaient-ils plus épanouis pour autant ? Exercer sa
liberté en travaillant dans ces conditions ne s'applique
plus (« Car en travaillant, l'enfant exerce sa liberté
»). J'accepte que les associations faites soient un peu fortes,
mais cela ne fait que démontrer la nécessité
d'aller au-delà des mots et d'en extraire le sens.
Et le sens,
on le devine en revenant sur le début de l'article…
avec la troisième mission du système scolaire : «
s'ouvrir davantage à la voie professionnelle et à
la découverte des métiers ». Si on accepte que
ce point soit important, voire essentiel en tant que mission, il
ne peut être dissocié de la conscientisation, de la
responsabilisation, d'un réveil du sens critique, de la capacité
d'analyse et d'expression, de la connaissance de notre environnement
physique, politique, culturel… La liste est exhaustive mais
elle englobe un ensemble de champs qui doivent permettre à
l'individu d'intégrer la collectivité, de se positionner
dans la société, d'adhérer à des valeurs
partagées et de défendre ses positions. En d'autres
mots, l'éducation doit aussi permettre à chacun de
maîtriser sa citoyenneté en tant qu'acteurs au sein
d'une société en évolution et en devenir. Limiter
la mission de l'école à une approche professionnelle
et à la découverte des métiers, c'est la cantonner
dans la logique d'entreprise où l'élève est
moins cet être en devenir social qu'un producteur potentiel
au service d'une société fondée sur la seule
loi de l'économie.
Pour nos enfants,
nous attendons quelque chose d'autre.
Amicalement.
Tom Roberts.
«La
vie n'est pas le travail. Travailler sans cesse rend fou»
Charles de Gaulle
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