jeudi
6 janvier 2005
RETOURS
SUR URGENCES
«Boue.
Boue et Pierres… Quelques palmiers arrachés, déchiquetés,
pulvérisés… Par-ci par-là un objet familier
émerge de cette masse gluante et visqueuse et nous rappelle
que jadis, sous nos pieds, il y avait encore de la vie, des gens
qui ne sont plus. Puis cette odeur, difficile à identifier,
mais qui reste accroché aux narines avec des relents de mort…»
Souvenir. Choloma. Honduras.
Cela s'est donc
passé le dimanche 26 Décembre 2005.
Un séisme
d'une puissance rarement observé, 8,9 sur l'échelle
de Richter, ébranle le nord de l'île de Sumatra. Dans
les heures qui suivent, un raz de marée frappera les pays
avoisinants. Le bilan sera difficile à établir mais
atteint, voire dépasse, les 150 000 morts. Sans compter les
blessés, les sans abri, la destruction des infrastructures
avec ses conséquences sur l'aide internationale… et
un avenir incertain pour toutes les populations concernées.
Inutile de s'étendre
ici sur le détail des bilans. La presse en a déjà
fait largement l'écho. Mais l'aide humanitaire n'en est qu'à
ses débuts et déjà de nouvelles interrogations
apparaissent, notamment sur comment éviter que de telles
situations se reproduisent. Nous devrons inévitablement,
d'une façon ou d'une autre, les aborder, les étudier
et tenter d'y apporter des réponses. Pour cela, il sera nécessaire
de revenir en détail sur le drame, ainsi que sur ceux qui
l'ont précédé, afin de comprendre ce qui s'est
réellement passé et de proposer des pistes d'action
réalistes pour l'avenir.
L'ironie du
sort dans tout cela, c'est que les mêmes questions se sont
posées depuis longtemps.
Les réflexions
ne manquent pas sur le sujet. Il y a un capital d'expérience
et des propositions, voire des réponses, qui ont déjà
été formulées. Les études, les références,
les exemples et les analyses existent, autant au travers des aspects
techniques (approches scientifiques, systèmes d'alerte, communications…)
que politiques (la volonté des nations et des responsables…)
ou encore financières (moyens nécessaires pour prétendre
à une certaine efficacité).
Depuis plus
de trente ans, toute une génération de praticiens,
de chercheurs, d'acteurs de terrain travaillent sur le thème
des catastrophes avec une conviction qui surprend encore :
Une catastrophe n'est jamais naturelle, la fatalité n'est
pas de mise...
Dieu n'a rien
a avoir dans tout cela ! S'il nous est difficile, voire impossible
d'atteindre un risque zéro, nous avons amplement les moyens
de réduire considérablement les dégâts.
D'ailleurs, nous le faisons lorsque nous en avons les moyens (Surveillance
des crus en France, Sensibilisation des populations ou construction
antisismique aux USA ou au Japon…).
Seulement, les
êtres humains ne sont pas tous égaux devant les effets
des catastrophes.
C'est cette
inégalité qui génère la vulnérabilité
qui, à son tour, génère la souffrance.
Exemple : Le
23 décembre 1972, la ville de Managua, au Nicaragua, est
frappée par un séisme de magnitude 5,6. En soi, on
ne considère pas cette puissance comme étant forcement
destructrice. Pourtant, sur une population de 420 000 h, on relèvera
entre 4 et 6000 victimes.
Un an plus tôt,
le 9 février 71, un autre séisme de magnitude 6,6,
soit trente fois supérieur que celui de Managua, frappe l'agglomération
de Los Angeles, aux USA. Malgré la force de l'événement
et surtout la densité de la population (7 millions de personnes),
il n'y aura «que» 60 morts.
Ce n'est qu'un
exemple, mais il illustre bien cette conviction partagée
par ceux qui affirment que seuls les phénomènes sont
réellement naturels (séismes, ouragans, inondations,
tsunamis…).
Par contre,
la catastrophe se traduit par les effets sur les communautés
humaines. L'impact est proportionnelle au degré de vulnérabilité
de ces dernières… et, en termes de vulnérabilité,
la pauvreté est un facteur déterminant.
Cette conviction
et ce travail ont permis de conclure que si les populations du «Sud»
sont trop souvent victimes des catastrophes, ce n'est pas parce
que les phénomènes naturels y sont plus fréquents
ou plus importants, mais simplement parce que les pays concernés
sont plus vulnérables… en d'autres termes, que les
conditions de vie et ce que l'on pourrait appeler le «niveau
de développement» en sont les véritables causes.
Ceci nous permet d'extrapoler et de conclure qu'une réelle
politique de développement … durable … est la
première et la meilleure politique en termes de prévention.
Seulement, cette
démarche n'existe ni dans les faits, ni dans la volonté
politique ou économique. D'ailleurs, c'est souvent l'inverse
qui se produit. Le développement mené dans sa pure
dimension économique, ainsi que les réalités
sociales qui persistent dans bon nombre de pays (et qui découlent
d'inégalités flagrantes) aggravés parfois par
des mesures d'ajustements structurels et autres restrictions budgétaires,
sont autant de facteurs qui transforment souvent le phénomène
naturel en catastrophe.
Reprenons un
autre exemple tiré de l'histoire : L'ouragan qui s'abattît
sur l'Honduras en 1974 était certes naturel, les trois mille
morts de la ville de Choloma ont été balayés
par un «mini» raz de marée qui venait de la montagne…
Les pluies diluviennes avaient gonflé les terres d'eau, provoquant
d'immenses glissements de terrain. Dans les vallées, des
barrages naturels se sont formés avec tout ce qui fut entraîné
par les flots : arbres déracinés, pierres, amas de
terre et détritus en tous genres. C'est au moment où
la force de l'eau a atteint le point de résistance de ces
barrages qu'ils ont fini par céder. Nous en avons constaté
les conséquences.
Jusqu'à
là, il est possible de conclure que la catastrophe était
naturelle. Néanmoins, une analyse plus approfondie de la
situation nous a appris que cette suite d'événements
à été rendu possible grâce à deux
facteurs importants.
D'une part,
il y avait une surexploitation du bois destiné à l'exportation,
ce qui eut pour conséquence d'affaiblir la terre et de provoquer
une érosion considérable. L'absence d'une réglementation
en la matière, pour des raisons visiblement économiques,
a été déterminante.
D'autre part,
plus grave encore, la déforestation était aussi le
fait des paysans eux-mêmes qui cultivaient les flancs des
montagnes. Certains pourraient alors être tentés de
poser la question : Pourquoi ne cultivaient-ils pas en plaine ?
La où la terre reste fertile et où les conditions
de travail sont moins pénibles. La réponse est (presque)
simple. A cette époque, 4% de la population détenaient
65% des terres cultivables. Les petits paysans n'avaient pas accès
à ces zones qui étaient entre les mains des grandes
compagnies bananiers Nord américaines comme United Brands,
Standard Fruits et les riches propriétaires.
Peut-on donc
dire que la catastrophe était réellement naturelle
?
Que dire des
populations pauvres qui s'installent dans des zones à risque
lorsque la terre n'a que peu de valeur ?
Que dire des
bidonvilles qui parsèment la planète et où
les habitants qui s'y entassent deviennent les premières
victimes dès que la nature se réveille ?
D'ailleurs,
qui s'en soucie réellement ?
Les choses changent,
certes, mais généralement pour le pire.
En revenant
sur l'actualité et, face à la force des phénomènes
naturels, il est certain qu'il n'existe pas de solutions miracles.
Seulement, les
beaux discours et l'admirable élan de solidarité n'auront
de sens dans le temps que si nous réaffirmons la nécessité
de véritables politiques en matière de développement,
ainsi que dans les efforts considérables en termes de prévention
(techniques de construction, urbanisme, systèmes de surveillance
et d'alerte, communications, éducation…).
Il n'est certainement
pas question d'apparaître cynique en invoquant des analyses,
des chiffres ou des statistiques qui seraient basés sur des
drames humains.
Au contraire,
il nous appartient, au nom de l'avenir, de refuser toute fatalité
en dénonçant tout ce qui rend l'homme vulnérable.
Si les réalités sociales, les impératifs économiques,
les inégalités qui en découlent, l'absence
de politiques de prévention contribuent à cette vulnérabilité,
alors il nous appartient de les dénoncer et de proposer des
alternatives.
Nombreux sont
ceux qui ont agi au sein des ONG, dans les instances nationales
et internationales, qui, depuis une trentaine d'années, constatent
des dysfonctionnements et ont proposé des débuts de
solutions. Mais force est de constater que nous n'avons pas beaucoup
évolué par rapport au degré zéro de
la prévention.
Un des problèmes
majeurs qui se posent en matière de prévention, c'est
qu'il est difficile, voire impossible, de l'évaluer. Là,
il faut bien avouer que dès que l'on parle d'investissement,
et notamment lorsque cela touche les finances publiques, nous évoluons
dans une culture de l'évaluation.
Cela reste normal
dès lors qu'il s'agit de justifier l'utilisation des deniers
publics, mais cela pose un problème certain lorsque nous
souhaitons aborder le champ de la prévention. Si on parviendra
toujours faire un bilan des dégâts causés par
une catastrophe, évaluer des besoins, chiffrer les pertes
en vies humaines… il n'est pas possible de dire, par rapport
à des investissements importants, combien de vies ont été
sauvées, quelles infrastructures ont été épargnées
ou quelles conséquences économiques nous aurions évité.
D'ailleurs,
il en est de même dans le débat sur la prévention
de la délinquance, où l'on favorise la répression,
facilement évaluable, aux politiques de prévention…
M. Bush évoque
la création d'une coalition (il semble particulièrement
affectionner ce terme) pour venir en aide aux sinistrés du
Sud Est Asiatique.
Messieurs Chirac
et Douste-Blazy réfléchissent à une série
de mesures qu'il serait nécessaire de mettre en place à
l'avenir, dont une idée de «SAMU mondial pour mieux
coordonner la réponse à ce type de crises humanitaires.»
Et, «Lors
du premier conseil des ministres de l'année, Jacques Chirac
a également prôné la mise en place au niveau
européen et mondial d'une "force humanitaire de réaction
rapide prête à se déployer en cas de catastrophes
naturelles".» (Le Monde. 04/01/05)
Quant au ministre
des affaires étrangères, Michel Barnier, il propose
la création d'une "force européenne de protection
civile". Soulignant qu'il fallait "tirer des
leçons de cette tragédie pour l'avenir",
il a estimé nécessaire la création d'un "petit
état-major commun qui mobiliserait et utiliserait les moyens
de protection civile existant". (Le Monde. 04/01/05)
Par ailleurs,
de nombreuses propositions fusent concernant des annulations partielles
de la dette, des moratoires (proposition de la Grande Bretagne auprès
du G8), ou encore des systèmes de taxation (type taxe Tobin..
?..)… avec, par exemple la "tsunami contribution"
évoquée par M. Kouchner.
Chacun se réveille.
Ce n'est que louable. Mais il conviendrait de rappeler que la plupart
de ces idées existent depuis longtemps !
Outre les campagnes
pour l'annulation de la dette du Tiers Monde, ou encore l'idée
d'une taxation des spéculations financières pour financer
le développement, il conviendrait aussi de rappeler à
M. Bush que le département des Affaires Humanitaires des
Nations Unies a été crée au milieu des années
soixante-dix (sous le nom de l'UNDRO : United Nations Disaster relief
Organisation) justement pour coordonner les efforts internationaux
suite aux catastrophes.
A ce titre,
il faut se souvenir qu'en 1971, suite au Raz de Marée qui
ravagea le Pakistan oriental (devenu depuis le Bangladesh), un collectif
d'associations avait demandé la création d'un tel
bureau aux Nations Unies, ainsi que la création d'un corps
de «Casques Blancs» (en référence aux
casques Bleus) qui serait équipé et financé
à partir d'un prélèvement sur le PNB des pays
riches (tout ceci ressemble étrangement aux logiques qui
ont inspiré la taxe Tobin) et qui, à partir de cinq
ou six bases disposées dans les endroits «sensibles»
de la planète, seraient à même d'intervenir
rapidement et efficacement lors de catastrophes.
Rappelons aussi,
pendant que l'on y est, que vingt ans avant les discours de Rio
sur le développement durable (1992) qui prônait une
prise en compte du développement dans une approche globale
(où il devient inconcevable d'évoquer les dimensions
économiques sans prendre en compte les aspects sociaux et
environnementaux), certaines agences d'urgence préconisaient
une approche à partir d'un triptyque «Prévention-Intervention-Reconstruction»…
C'est à dire de reconnaître la nécessité
d'affronter le risque dans sa globalité (Avant, pendant et
après…). Si on occulte un de ces domaines, les deux
autres perdent de leur sens.
Quelques années
après, cette approche nous a permis d'aborder un autre débat,
difficile, sur le lien entre «urgence» et «développement»
où nous nous sommes rendu compte que les deux champs étaient
indissociables.
Abandon de la
dette, moratoire, Samu mondial, taxation ou prélèvements
diverses et variés. Certes des idées nobles, des discours
admirables, des initiatives louables…
Et si, de temps
à autre, on regardait le passé ? Ce qui a été
constaté, ce qui a été dit, ce qui a été
analysé, ce qui a été proposé …
Non seulement pour s'en inspirer, mais surtout pour tenter de comprendre
pourquoi on ne s'en souvient plus et que les idées, les discours,
puis les promesses et les engagements ont fini par rejoindre le
vent…
Tom Roberts
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