lundi
9 juin 2003
La rue s'exprime, la rue se fâche, la rue bouge, les slogans
pleuvent, les manifestants revendiquent… L'enjeu ? Des droits
acquis ! L'objectif ? Faire reculer les projets d'un gouvernement
qui, pourtant, n'innove pas. La question des retraites et la décentralisation
sont des préoccupations qui datent. Chacun s'accorde que
la réforme est nécessaire, certes, mais où
sont les véritables enjeux ?
Osons le dire
: l'enjeu véritable ne se traduit pas par la question des
retraites… Ce n'est pas non plus une question de délocalisation
d'une partie du personnel de l'éducation nationale…
Nada. La menace qui se profile et qui s'impose chaque jour davantage,
c'est un véritable projet de société que l'on
voudrait nous imposer, où la réforme des retraites
et de l'éducation nationale ne sont que quelques étapes.
Il est nécessaire que chaque militant associatif ou syndical,
que chaque citoyen puisse mesurer l'ampleur de ce mécanisme
afin de comprendre que, même si nous remportons une bataille
par rapport à nos acquis sociaux d'aujourd'hui, l'avenir
du système restera l'affaire des dominants.
La question
se pose donc ainsi : vivons-nous une crise de "structures"
émanant d'une gestion inadéquate de la chose sociale
ou vivons-nous une véritable crise de société
? La réponse à cette interrogation est importante
car elle déterminera le terrain de lutte. Dans le premier
cas, nous manifesterons et nous ferons grève jusqu'au recul
du gouvernement sur un point particulier, sur une réforme
précise… ou alors, éventuellement, nous accepterons
une situation "négociée" où la casse
sera certes limitée, mais où on aura néanmoins
perdu l'essentiel, c'est à dire le principe même de
l'acquis social et des valeurs qui ont permis à nos pères
de l'obtenir. Dans le second cas, ce n'est pas un gouvernement qui
doit être mis en cause, mais l'Etat (les Etats), le système,
la notion même de domination et de pouvoir où la majorité
des êtres humains restera toujours asservi par une minorité
qui imposera ses lois, sa culture, ses logiques, ses règles,
sa morale, ses principes…
Alors ? Crise
structurelle ou crise de société ? Réfléchissons
un instant et évoquons une autre époque où
il était indéniablement question d'une crise de société.
Arrêtons-nous un instant sur 68.
Dès qu'il
fait chaud et que l'on bât le pavé en conspuant nos
saigneurs, il y en aura toujours pour se mettre à rêvasser
autour du phénomène populaire qui secoua le monde
à la fin des années soixante et qui marqua la nation
française lors des événements de mai 68. Sommes-nous,
s'interrogent ces derniers, sur le point de répéter
l'histoire ?
Désolé,
mes chers et chères, mais non ! Pourquoi ? Eh bien, tous
simplement parce que nous traversons aujourd'hui ce qu'il convient
de qualifier (pour le moment) de "crise structurelle"
où la contestation remet en question la gestion de la société
sans pour autant remettre en question la société en
elle-même. Pourtant, c'était effectivement le cas en
68 où il était question d'une véritable crise
de société (en France et à travers le monde
occidental) avec une remise en question de valeurs fondamentales…
une volonté de remettre en question et d'interroger nos croyances
profondes, nos tabous, nos certitudes, notre éducation, notre
sexualité, notre moral, les mécanismes sociaux, la
médecine, la science, la psychiatrie, les rapports sociaux,
les identités, les pouvoirs… la liste est longue.
Il y a eu une
période de destruction. Sans doute ne savait-on pas vraiment
pourquoi… d'ailleurs, c'était plutôt insensé
car la "société" se portait plutôt
bien, nous étions en plein dans les "trente glorieuse",
on mangeait à notre faim, le chômage n'était
pas encore à l'ordre du jour et nombreux étaient ceux
qui pouvait espérer se forger une petite vie bien tranquille
avec, à la clé, un plan de carrière tout à
fait convenable…
Mais ce confort,
on en étouffait. Allez donc comprendre pourquoi mais toute
une génération s'est soudainement sentie mal à
l'aise, en porte à faux par rapport aux valeurs qu'on leur
avait inculqué. L'esprit de révolte s'est alors répandu
comme une traînée de poudre. La rue s'enflamma.
Puis, après
avoir critiqué et détruit, les gens se sont mis à
imaginer et à rêver (à un autre monde possible
?). Vint alors une époque de construction, d'invention, d'innovation…
On a refaçonné le social, on a imaginé l'écologie,
on a découvert de nouveaux mondes et de nouvelles cultures,
on a craché sur la charité et on a inventé
l'humanitaire, on a imaginé de nouvelles formes de vie communautaire,
on a exploré les limites de notre sexualité et de
nos corps, on a réinventé des valeurs quant à
la notion de travail, on a accepté la paraisse et la jouissance
du moment présent tout en affirmant notre attachement à
l'avenir…
Bref, on a refait
le monde, un monde à l'image de nos ambitions…
Progressivement,
tout cela a été récupéré, dénaturé,
dissipé dans la logique de la "raison" (sois raisonnable
mon fils, tu pourras toujours décider de ta vie et explorer
l'univers, mais passes ton bac d'abord)… mais ces deux décennies
qui ont secoué l'occident sont effectivement le fait d'une
crise de société. Actuellement, nous restons au stade
des structures, de la gestion… du "management" sociale"
et des priorités de choix économiques. On décide
à notre place… les experts décident à
notre place, de ce qui est "bon" et de "ce qui est
mauvais" pour notre avenir et celui de nos enfants.
Parlons en des
enfants et de leur éducation ! La délocalisation qui
est aujourd'hui à l'ordre du jour n'est qu'une étape
dans un processus large où, progressivement, on ouvre les
portes à la privatisation… Mais cette logique de privatisation
(voulue dans le cadre de l'ouverture des services publics au Marché,
notamment par l'OMC dans le cadre de l'AGCS) n'est-elle pas déjà
en vigueur dès lors que les méthodes existantes en
termes d'orientation sont d'ores et déjà établis
en fonction des besoins du Marché ? Existe-t-il un marché
pour la philosophie, la réflexion critique, la capacité
d'analyse ou le sens de l'observation qui permet à chaque
individu de devenir un citoyen à part entière ? Le
système éducatif est-il avant tout l'instrument au
service de la production avec, comme priorité, la nécessité
de créer des compétences au service d'une machine
économique ? Certes, les conseillers d'orientation qui manifestent
aujourd'hui pour la défense des acquis ont 100% raison de
se retrouver dans la rue… mais ont-ils réfléchis
au sens profond de leur métier ? … aux conséquences
quotidiennes des informations qu'ils reçoivent, qu'ils traitent,
qu'ils transmettent pour orienter des jeunes vers un avenir qui
se joue en fonction du marché ou du bon vouloir des entreprises
? C'est aussi là que se joue la différence entre la
crise structurelle et la crise de société…
Cette crise
de société, nous n'y sommes pas encore mais nous y
arriverons fatidiquement… La question actuelle des retraites
est assez révélatrice : le principe d'une retraite
à 65 ans n'est pas le fait du gouvernement Raffarin. Celui-ci
ne fait qu'entériner une volonté qui s'est exprimée
au niveau Européen et qui a été négociée
et acceptée par le tandem Jospin-Chirac lors de la conférence
de Barcelone. Autrement dit, la solution ne se traduit pas par une
alternance politique puisque les deux grandes composantes, la gauche
et la droite, sont tous deux soumis aux règles de l'économie
libérale. Mettre un parti dit "extrême" au
pouvoir n'est pas non plus une solution car ce n'est pas forcement
la parti qui pose problème, mais la machine même du
"pouvoir"… et elle s'étend désormais
au-delà de nos frontières, s'introduit à peu
près partout, régissant nos vies, nos métiers,
nos cultures… On l'appelle la mondialisation libérale.
Cette crise
de société, nous y arrivons doucement mais sûrement
car le dysfonctionnement social traduit une crise plus profonde
qui mènera à la plus grande des remises en question
: celle même de notre système politique et de notre
sacro-sainte notion de la démocratie, des droits des peuples,
de la représentativité, de la participation, de l'implication
citoyenne…
Prenez l'Europe.
Où est la démocratie et le droit à l'expression
des peuples dans l'Europe d'aujourd'hui ? La seule instance directement
élue, le Parlement, en est réduite à un rôle
de consultation… Les grandes orientations sont l'affaire du
Conseil Européen (les chefs d'Etat), l'adoption des lois
reste le domaine réservé du Conseil de l'Union Européenne
et la gestion même, la mise en œuvre des politiques,
est du ressort des Commissions Européennes. Que l'on se pose
la question : pourquoi les grands lobbies préfèrent-ils
élire domicile à Bruxelles plutôt qu'à
Strasbourg où siège le parlement ? L'Europe, malgré
le potentiel formidable qu'il représente, reste aujourd'hui
une sorte de montage technique où la représentativité
des peuples est réduite à son plus simple expression
et où le pouvoir de soumettre (par l'économique notamment,
la raison première de la construction européenne)
est inversement proportionnelle à cette représentativité.
Démocratie
Européenne… un combat à mener. Démocratie
en France où le refus de l'extrémisme nous a mené
à un système où le pouvoir, au nom du droit
de représentativité qu'il s'accorde avec 82% de suffrage,
nous impose un projet de société auquel nous n'avons
jamais adhéré. Démocratie aux Etats-Unis, pourtant
champions autoproclamés en la matière, où un
président tout puissant, à défaut de légitimité
populaire, a été investi par la cour suprême
(trois républicains et deux démocrates…). Démocratie
mondiale ? Où une nation impose désormais sa puissance
et ses lois et où le pouvoir véritable se joue dans
l'enceinte des entreprises transnationales où le suffrage
universel n'a pas droit de cité !
On nous a inculqué
les valeurs de la démocratie. Nos sociétés
sont fondées sur ses principes. On nous a appris à
croire dans un drôle de triptyque "Liberté, Egalité,
Fraternité" : A chaque jour qui passe les libertés
sont rognées, sacrifiés souvent sur l'Auteuil de la
sécurité. L'Egalité n'est plus qu'une illusion
dans une société où même la justice s'applique
en fonction des origines, des classes, des pouvoirs… Quant
à la fraternité… chacun pour soi et Dieu pour
tous. Lorsque les systèmes dits solidaires (sécurité
sociale, retraite par répartition, mutuelles…) sont
menacés au profit de la logique de marché (accessible
à ceux qui en ont les moyens).
Aujourd'hui,
la rue défend ses acquis et elle a raison de les défendre.
Si le pays, comme le dit M. Raffarin, ne se gouverne pas dans la
rue, le pouvoir commettrai une grave erreur à ne pas écouter
l'expression citoyenne (qui ne s'exprime pas uniquement dans la
rue…) car il ne ferait que confirmer le déficit démocratique
qui atteint actuellement des niveaux plus qu'inquiétant.
Par contre, ceux qui, dans la rue, défendent ces acquis,
doivent désormais se poser une question fondamentale : la
menace est-elle "sectorielle" ou "globale" ?
La question des retraites se réduit-elle à un simple
histoire de calcul (population vieillissante, plus d'inactifs que
d'actifs etc…), la délocalisation de certains secteurs
de l'éducation nationale est-elle purement technique ?…
ou sommes-nous sur le point de basculer dans un système économique
néo-libéral où la solidarité sera remplacée
par les fonds de pension et où l'enseignement sera l'antichambre
des entreprises ?
Si la menace
est effectivement globale, l'avenir ne se jouera pas sur quelques
réformes isolées et présentées comme
impératives pour sauvegarder les retraites ou la machine
éducative… L'avenir se jouera sur tout ce que nous
considérons aujourd'hui comme "propriété
publique", sur les acquis durement arrachés par nos
pères, sur l'ensemble des valeurs auxquels nous osons encore
croire. Si les mots "Liberté, égalité,
fraternité" ont encore un sens, nous n'avons pas fini
de faire appel à la rue…
…puisqu'il
s'agit bien d'une véritable crise de société
qui se situe désormais à l'échelle planétaire.
TR 06/06/03
PS : Je n'ai
pourtant pas répondu à l'interrogation initiale de
cet essai "Pourquoi est-il nécessaire que la grève
échoue ?"… Imaginez un moment que le gouvernement
recul. On aura gagné une bataille conjoncturelle et on risque
de s'endormir sur nos lauriers sans voir la menace globale qui se
profile. Il faut partir d'une logique simple : Les enjeux sont trop
importants pour que le pouvoir recule et si d'aventure, certaines
concessions sont faites, elles seraient le fait d'une stratégie
destinée à affaiblir les mouvements de contestation,
afin de mieux reprendre le processus ultérieurement. Les
premières négociations et le positionnement de la
CFDT en sont un exemple flagrant. Rappelez-vous aussi l'AMI (Accord
Multilatérale sur les Investissements), qui a échoué
grâce à "l'indélicatesse" d'un inconnu
qui s'est rendu compte de la menace et qui a tout balancé
sur Internet : questions / colères citoyennes et retrait
du projet. Victoire certes, mais le pouvoir a revu sa stratégie,
découpant le projet en autant de petits morceaux que l'on
pourra avaler sans s'en rendre compte… sans oublier la nouvelle
offensive que l'on nomme l'AGCS. Nous ne sommes pas encore sortis
de l'auberge.
|