ACCUEIL ~ TEXTES ~ DESSINS ~ MOUZIC

PROVOQUONS UN PEU...
"Pourquoi est-il nécessaire que la grève échoue ?..."
par Tom Roberts
A PROPOS D'ENJEUX QUI SE SITUENT BIEN AU-DELÀ DE L'ACTUALITÉ.

2006. Les grandes manifestations rassemblent des millions de personnes dans les rues de France, forçant ainsi le gouvernement à faire marche arrière sur son projet de CPE (Contrat Première Embauche). Il faut dire que la coupe était pleine et qu’il suffisait de cette dernière goutte pour faire déborder la vase. Ceux qui avaient manifesté en 2003 n’avaient pas eu cette chance et ont vu se rogner progressivement leurs droits (Retraites, sécu, assurance chômage…). Mais progressivement, les gens réalisent que les enjeux dépassent le simple cadre d’une loi ou d’un dispositif. Le problème est plus global. Réflexions.

 

lundi 9 juin 2003


La rue s'exprime, la rue se fâche, la rue bouge, les slogans pleuvent, les manifestants revendiquent… L'enjeu ? Des droits acquis ! L'objectif ? Faire reculer les projets d'un gouvernement qui, pourtant, n'innove pas. La question des retraites et la décentralisation sont des préoccupations qui datent. Chacun s'accorde que la réforme est nécessaire, certes, mais où sont les véritables enjeux ?

Osons le dire : l'enjeu véritable ne se traduit pas par la question des retraites… Ce n'est pas non plus une question de délocalisation d'une partie du personnel de l'éducation nationale… Nada. La menace qui se profile et qui s'impose chaque jour davantage, c'est un véritable projet de société que l'on voudrait nous imposer, où la réforme des retraites et de l'éducation nationale ne sont que quelques étapes. Il est nécessaire que chaque militant associatif ou syndical, que chaque citoyen puisse mesurer l'ampleur de ce mécanisme afin de comprendre que, même si nous remportons une bataille par rapport à nos acquis sociaux d'aujourd'hui, l'avenir du système restera l'affaire des dominants.

La question se pose donc ainsi : vivons-nous une crise de "structures" émanant d'une gestion inadéquate de la chose sociale ou vivons-nous une véritable crise de société ? La réponse à cette interrogation est importante car elle déterminera le terrain de lutte. Dans le premier cas, nous manifesterons et nous ferons grève jusqu'au recul du gouvernement sur un point particulier, sur une réforme précise… ou alors, éventuellement, nous accepterons une situation "négociée" où la casse sera certes limitée, mais où on aura néanmoins perdu l'essentiel, c'est à dire le principe même de l'acquis social et des valeurs qui ont permis à nos pères de l'obtenir. Dans le second cas, ce n'est pas un gouvernement qui doit être mis en cause, mais l'Etat (les Etats), le système, la notion même de domination et de pouvoir où la majorité des êtres humains restera toujours asservi par une minorité qui imposera ses lois, sa culture, ses logiques, ses règles, sa morale, ses principes…

Alors ? Crise structurelle ou crise de société ? Réfléchissons un instant et évoquons une autre époque où il était indéniablement question d'une crise de société. Arrêtons-nous un instant sur 68.

Dès qu'il fait chaud et que l'on bât le pavé en conspuant nos saigneurs, il y en aura toujours pour se mettre à rêvasser autour du phénomène populaire qui secoua le monde à la fin des années soixante et qui marqua la nation française lors des événements de mai 68. Sommes-nous, s'interrogent ces derniers, sur le point de répéter l'histoire ?

Désolé, mes chers et chères, mais non ! Pourquoi ? Eh bien, tous simplement parce que nous traversons aujourd'hui ce qu'il convient de qualifier (pour le moment) de "crise structurelle" où la contestation remet en question la gestion de la société sans pour autant remettre en question la société en elle-même. Pourtant, c'était effectivement le cas en 68 où il était question d'une véritable crise de société (en France et à travers le monde occidental) avec une remise en question de valeurs fondamentales… une volonté de remettre en question et d'interroger nos croyances profondes, nos tabous, nos certitudes, notre éducation, notre sexualité, notre moral, les mécanismes sociaux, la médecine, la science, la psychiatrie, les rapports sociaux, les identités, les pouvoirs… la liste est longue.

Il y a eu une période de destruction. Sans doute ne savait-on pas vraiment pourquoi… d'ailleurs, c'était plutôt insensé car la "société" se portait plutôt bien, nous étions en plein dans les "trente glorieuse", on mangeait à notre faim, le chômage n'était pas encore à l'ordre du jour et nombreux étaient ceux qui pouvait espérer se forger une petite vie bien tranquille avec, à la clé, un plan de carrière tout à fait convenable…

Mais ce confort, on en étouffait. Allez donc comprendre pourquoi mais toute une génération s'est soudainement sentie mal à l'aise, en porte à faux par rapport aux valeurs qu'on leur avait inculqué. L'esprit de révolte s'est alors répandu comme une traînée de poudre. La rue s'enflamma.

Puis, après avoir critiqué et détruit, les gens se sont mis à imaginer et à rêver (à un autre monde possible ?). Vint alors une époque de construction, d'invention, d'innovation… On a refaçonné le social, on a imaginé l'écologie, on a découvert de nouveaux mondes et de nouvelles cultures, on a craché sur la charité et on a inventé l'humanitaire, on a imaginé de nouvelles formes de vie communautaire, on a exploré les limites de notre sexualité et de nos corps, on a réinventé des valeurs quant à la notion de travail, on a accepté la paraisse et la jouissance du moment présent tout en affirmant notre attachement à l'avenir…

Bref, on a refait le monde, un monde à l'image de nos ambitions…

Progressivement, tout cela a été récupéré, dénaturé, dissipé dans la logique de la "raison" (sois raisonnable mon fils, tu pourras toujours décider de ta vie et explorer l'univers, mais passes ton bac d'abord)… mais ces deux décennies qui ont secoué l'occident sont effectivement le fait d'une crise de société. Actuellement, nous restons au stade des structures, de la gestion… du "management" sociale" et des priorités de choix économiques. On décide à notre place… les experts décident à notre place, de ce qui est "bon" et de "ce qui est mauvais" pour notre avenir et celui de nos enfants.

Parlons en des enfants et de leur éducation ! La délocalisation qui est aujourd'hui à l'ordre du jour n'est qu'une étape dans un processus large où, progressivement, on ouvre les portes à la privatisation… Mais cette logique de privatisation (voulue dans le cadre de l'ouverture des services publics au Marché, notamment par l'OMC dans le cadre de l'AGCS) n'est-elle pas déjà en vigueur dès lors que les méthodes existantes en termes d'orientation sont d'ores et déjà établis en fonction des besoins du Marché ? Existe-t-il un marché pour la philosophie, la réflexion critique, la capacité d'analyse ou le sens de l'observation qui permet à chaque individu de devenir un citoyen à part entière ? Le système éducatif est-il avant tout l'instrument au service de la production avec, comme priorité, la nécessité de créer des compétences au service d'une machine économique ? Certes, les conseillers d'orientation qui manifestent aujourd'hui pour la défense des acquis ont 100% raison de se retrouver dans la rue… mais ont-ils réfléchis au sens profond de leur métier ? … aux conséquences quotidiennes des informations qu'ils reçoivent, qu'ils traitent, qu'ils transmettent pour orienter des jeunes vers un avenir qui se joue en fonction du marché ou du bon vouloir des entreprises ? C'est aussi là que se joue la différence entre la crise structurelle et la crise de société…

Cette crise de société, nous n'y sommes pas encore mais nous y arriverons fatidiquement… La question actuelle des retraites est assez révélatrice : le principe d'une retraite à 65 ans n'est pas le fait du gouvernement Raffarin. Celui-ci ne fait qu'entériner une volonté qui s'est exprimée au niveau Européen et qui a été négociée et acceptée par le tandem Jospin-Chirac lors de la conférence de Barcelone. Autrement dit, la solution ne se traduit pas par une alternance politique puisque les deux grandes composantes, la gauche et la droite, sont tous deux soumis aux règles de l'économie libérale. Mettre un parti dit "extrême" au pouvoir n'est pas non plus une solution car ce n'est pas forcement la parti qui pose problème, mais la machine même du "pouvoir"… et elle s'étend désormais au-delà de nos frontières, s'introduit à peu près partout, régissant nos vies, nos métiers, nos cultures… On l'appelle la mondialisation libérale.

Cette crise de société, nous y arrivons doucement mais sûrement car le dysfonctionnement social traduit une crise plus profonde qui mènera à la plus grande des remises en question : celle même de notre système politique et de notre sacro-sainte notion de la démocratie, des droits des peuples, de la représentativité, de la participation, de l'implication citoyenne…

Prenez l'Europe. Où est la démocratie et le droit à l'expression des peuples dans l'Europe d'aujourd'hui ? La seule instance directement élue, le Parlement, en est réduite à un rôle de consultation… Les grandes orientations sont l'affaire du Conseil Européen (les chefs d'Etat), l'adoption des lois reste le domaine réservé du Conseil de l'Union Européenne et la gestion même, la mise en œuvre des politiques, est du ressort des Commissions Européennes. Que l'on se pose la question : pourquoi les grands lobbies préfèrent-ils élire domicile à Bruxelles plutôt qu'à Strasbourg où siège le parlement ? L'Europe, malgré le potentiel formidable qu'il représente, reste aujourd'hui une sorte de montage technique où la représentativité des peuples est réduite à son plus simple expression et où le pouvoir de soumettre (par l'économique notamment, la raison première de la construction européenne) est inversement proportionnelle à cette représentativité.

Démocratie Européenne… un combat à mener. Démocratie en France où le refus de l'extrémisme nous a mené à un système où le pouvoir, au nom du droit de représentativité qu'il s'accorde avec 82% de suffrage, nous impose un projet de société auquel nous n'avons jamais adhéré. Démocratie aux Etats-Unis, pourtant champions autoproclamés en la matière, où un président tout puissant, à défaut de légitimité populaire, a été investi par la cour suprême (trois républicains et deux démocrates…). Démocratie mondiale ? Où une nation impose désormais sa puissance et ses lois et où le pouvoir véritable se joue dans l'enceinte des entreprises transnationales où le suffrage universel n'a pas droit de cité !

On nous a inculqué les valeurs de la démocratie. Nos sociétés sont fondées sur ses principes. On nous a appris à croire dans un drôle de triptyque "Liberté, Egalité, Fraternité" : A chaque jour qui passe les libertés sont rognées, sacrifiés souvent sur l'Auteuil de la sécurité. L'Egalité n'est plus qu'une illusion dans une société où même la justice s'applique en fonction des origines, des classes, des pouvoirs… Quant à la fraternité… chacun pour soi et Dieu pour tous. Lorsque les systèmes dits solidaires (sécurité sociale, retraite par répartition, mutuelles…) sont menacés au profit de la logique de marché (accessible à ceux qui en ont les moyens).

Aujourd'hui, la rue défend ses acquis et elle a raison de les défendre. Si le pays, comme le dit M. Raffarin, ne se gouverne pas dans la rue, le pouvoir commettrai une grave erreur à ne pas écouter l'expression citoyenne (qui ne s'exprime pas uniquement dans la rue…) car il ne ferait que confirmer le déficit démocratique qui atteint actuellement des niveaux plus qu'inquiétant. Par contre, ceux qui, dans la rue, défendent ces acquis, doivent désormais se poser une question fondamentale : la menace est-elle "sectorielle" ou "globale" ? La question des retraites se réduit-elle à un simple histoire de calcul (population vieillissante, plus d'inactifs que d'actifs etc…), la délocalisation de certains secteurs de l'éducation nationale est-elle purement technique ?… ou sommes-nous sur le point de basculer dans un système économique néo-libéral où la solidarité sera remplacée par les fonds de pension et où l'enseignement sera l'antichambre des entreprises ?

Si la menace est effectivement globale, l'avenir ne se jouera pas sur quelques réformes isolées et présentées comme impératives pour sauvegarder les retraites ou la machine éducative… L'avenir se jouera sur tout ce que nous considérons aujourd'hui comme "propriété publique", sur les acquis durement arrachés par nos pères, sur l'ensemble des valeurs auxquels nous osons encore croire. Si les mots "Liberté, égalité, fraternité" ont encore un sens, nous n'avons pas fini de faire appel à la rue…

…puisqu'il s'agit bien d'une véritable crise de société qui se situe désormais à l'échelle planétaire.

TR 06/06/03

PS : Je n'ai pourtant pas répondu à l'interrogation initiale de cet essai "Pourquoi est-il nécessaire que la grève échoue ?"… Imaginez un moment que le gouvernement recul. On aura gagné une bataille conjoncturelle et on risque de s'endormir sur nos lauriers sans voir la menace globale qui se profile. Il faut partir d'une logique simple : Les enjeux sont trop importants pour que le pouvoir recule et si d'aventure, certaines concessions sont faites, elles seraient le fait d'une stratégie destinée à affaiblir les mouvements de contestation, afin de mieux reprendre le processus ultérieurement. Les premières négociations et le positionnement de la CFDT en sont un exemple flagrant. Rappelez-vous aussi l'AMI (Accord Multilatérale sur les Investissements), qui a échoué grâce à "l'indélicatesse" d'un inconnu qui s'est rendu compte de la menace et qui a tout balancé sur Internet : questions / colères citoyennes et retrait du projet. Victoire certes, mais le pouvoir a revu sa stratégie, découpant le projet en autant de petits morceaux que l'on pourra avaler sans s'en rendre compte… sans oublier la nouvelle offensive que l'on nomme l'AGCS. Nous ne sommes pas encore sortis de l'auberge.

 

 

Si vous voulez envoyer un Email...