mardi 1er mars 2005
Ce n'était
finalement pas si mal que ça, le temps des royaumes avec
leurs rois, reines, princes et princesses… Mieux encore, l'empire
avec les empereurs. C'était une époque où l'on
ne consultait jamais vers le bas mais toujours vers le haut.
Le paysan sollicitait
le bourgeois qui interrogeait le seigneur qui en référait
au Roi. Inversement, le Roi ordonnait au prince qui exigeait du
bourgeois qui imposait au paysan.
Un système
parfait ô combien équilibré, qui se faisait
l'économie des futiles débats, des négociations
stériles, des consultations laborieuses et inefficaces…
Certes, de temps à autre, il arrivait qu'un prince pète
les plombs et défie le Roi… ou encore qu'un bourgeois
pète plus haut que son cul ou encore qu'un paysan pète
tout court au moment de régler la dîme. On faisait
la guerre aux uns, on exilait un peu par-ci par-là et on
pendait les autres… Puis on n'en parlait plus.
On se demande
encore, avec un système si parfait, si équilibré,
quelques tarés se sont mis à rêvasser à
la démocratie… à des idées aussi saugrenues
comme l'Egalité, la Fraternité ou la Liberté…
et, non contents de se contenter des rêvasseries, se sont
même mis à réclamer des droits.
On se pose effectivement
la question sur comment, quelques têtes plus tard, ils ont
quasiment réussi leur coup.
Tout cela était
bien modeste au départ… Un truc comme «l'égalité»
ne concernait pas forcement tout le monde. Si on pouvait effectivement
dire que les «droits» de l'homme concernait effectivement
les «hommes», certains, comme les noirs et les femmes,
n'avaient pas encore accès au statut d'«homme».
Il leur faudra encore un siècle et demi (et encore) pour
se faire plus ou moins entendre.
Mais comme il
faut un début à tout, on reconnaîtra que les
intentions étaient nobles… Un processus s'enclenchait
et cette maladie contagieuse qu'est la démocratie allait
faire tâche d'huile.
Paysans, ouvriers,
populaces coriaces et hors concessions…
Révoltes,
soulèvements, révolutions, grèves…
Exigences, discours,
exclamations et expressions populaires…
La démocratie
s'est figée dans les mœurs et s'est forgée dans
les âmes.
Démocratie,
suffrage universelle, pouvoir par et pour le peuple… admettez
la beauté de la chose. Mais les rois et les seigneurs n'avaient
pas dit leur dernier mot (du moins, ceux qui ont su conserver leur
tête). Ces derniers savaient bien que le pouvoir divin faisait
désormais partie du passé… par contre, si la
démocratie devenait incontournable, il importait de conserver
pouvoir, et donc de trouver une faille dans le système afin
de retrouver leur légitimité.
Et la faille,
ils l'ont trouvé. Remarquez, ce n'était pas si difficile
que cela : ils se sont rapidement rendu compte que le bas peuple
était ignare et qu'un ignare, ça croit beaucoup de
choses, ça avale des couleuvres, ça se laisse convaincre
sans peine, ça se manipule aisément… et donc,
lorsque l'on arrive à convaincre l'ignare que tout ce que
l'on fait est pour son bien, il ne marche plus, il court.
Il est capable
d'applaudir une baisse d'impôt tout en regrettant qu'il n'y
ait pas assez d'instituteurs, ou encore de consentir à perdre
des acquis en matière de sécurité sociale ou
de retraite afin de « sauver » le système de
la faillite. Sacré ignare ! Il suffisait que le seigneur
dépossédé de sa seigneurie fasse preuve de
conviction et d'élégance, brosse l'ignare dans le
sens du poil, jongle subtilement entre la démonstration de
son savoir et sa capacité de « causer France d'en bas
» afin de séduire, plaire et enc…
Là où
le bourreau faisait des merveilles au temps jadis, le conseiller
en communication pouvait surpasser aisément.
Ce système
qui sauva le pouvoir des minorités dirigeantes a un nom :
«Populisme».
Et c'est ce
populisme qui allait ainsi devenir un des obstacles majeurs à
la démocratie.
Certains ont
vu le vent venir et ont tenté de trouver une parade. Déjà
le vieux Condorcet avait flairé la chose et bien plus tard,
Jules Ferry s'y est mis en instaurant l'école obligatoire…
Car les deux avaient compris que l'instruction était la meilleure
défense.
D'autres ont
voulu élargir le champ en évoquant une idée
encore plus saugrenue baptisée «Education Populaire».
On vit se mettre en place des espaces que l'on dénomma «Universités
Populaires».
Mais il faut
bien avouer, avec le recul, que la parade n'a pas des masses changé
la donne. On retrouvait toujours, d'un côté, la masse
soumise et, de l'autre, la minorité dominante. Cette dernière
s'était réservé les études de haut vol
particulièrement inaccessible aux fils d'ignares. N'est pas
patron, juge, préfet, général ou politicien
qui veut. Cela reste une histoire de famille.
«Pouvoir
par le peuple ? Que racontez-vous là ? Gouverner est une
histoire sérieuse qui ne saurait être l'affaire que
de gens sérieux, compétents, cultivés, instruits…
Après tout, l'enjeu reste le pouvoir».
Alors, la faille
trouvée, il fallait mettre en place un système afin
de verrouiller le pouvoir. C'était chose toute trouvée
: la «Démocratie représentative».
Le principe
est en somme tout simple. Le peuple a certes le pouvoir mais reste
trop ignare pour l'assumer ou le gérer… donc il choisit
d'autres personnes, instruits et savants, qui allaient œuvrer
pour le bien de tous. On perfectionnera le système grâce
au multipartisme. Ceci donnait l'illusion du choix… donc de
pouvoir…
Il serait sans
doute trop long ici pour détailler les rouages de ce pouvoir
et comment les grandes familles ont su en tirer parti, tout en répartissant
les rôles, mais arrêtons-nous un instant sur ce «milieu
du pouvoir».
Comme on le
sait, une grande famille noble, c'est avant tout un père
qui détient les affaires. Il a plusieurs fils :
Le premier reprendra
les affaires du père.
Le second s'oriente
vers la politique (il fera passer des lois qui facilitera les affaires
du premier).
Le troisième
sera curé. Il y a toujours un curé dans les grandes
familles (c'est trop pratique de se faire absoudre par le frangin).
Puis il y a
l'avocat, le juge, le préfet… C'est comme ça
les grandes familles, on garde la bergerie ensemble et les loups
n'ont qu'à bien se tenir.
J'oubliais,
ô pôvre de moi, le général. Lui aussi
est bien pratique, lorsque les loups commencent à avoir faim.
Et puis, en
passant, évoquons l'artiste de la famille. C'est celui qui
n'a pas réussi. Bien que proche des ignares, on ne le lâchera
pas par solidarité, donc on lui file quelques sous et des
pinceaux. Cela s'appelle le mécénat.
Pendant ce temps
et mine de rien, l'éducation progressait un peu dans les
rangs du peuple. L'éducation populaire faisait sont petit
bonhomme de chemin. En 1901, on autorisa la liberté d'association,
en 1905, on sépara l'église et l'Etat… En 36,
catastrophe, on parlait à nouveau des droits avec des droits
nouveaux, notamment les congés payés et les 40 heures.
Sorti de la
seconde grande guerre, une bande d'inconscients qui s'était
déjà fait remarquer en tant qu'inconscients en bravant
l'occupant, persiste et signe en créant la sécurité
sociale et d'autres folles choses. Faut dire que ces résistants
ont lâchement profité d'un moment de la faiblesse d'un
patronat qui lui, s'était plutôt fait remarquer par
sa conscience tendance collabo.
Les choses changeaient
mais il faut bien admettre que la minorité dominante était
coriace et n'a jamais su baisser les bras. Tant que l'ignare accordais
sa confiance au savant et que la démocratie restait représentative,
les meubles étaient toujours sous bonne garde.
Puis on fait
un petit saut dans le temps pour buter contre un hic historique
mais néanmoins mémorable. Certains l'appelaient la
révolution de Mai 68. Faut dire que l'époque était
fertile en idées en tous genres. On ressorti des tiroirs
poussiéreux des trucs jadis cogités, type autogestion.
On en profita pour abattre des tabous en tous genres, on causa libération
sexuelle, droits des femmes… on osa insinuer que le travail
pouvait être abrutissant et on alla jusqu'à remettre
la notion même de travail en cause.
La famille dominante
se réunit dans son château. Le père consulta
ses fils. Le fils préfet consulta son frère général
qui s'en référa au frère juge. Tous étaient
unanimes sur la nécessité de mater la rébellion.
On envoya la
force et la force fut brutale. On usa de stratagèmes divers
et variés. On négocia un peu par-ci et par-là.
Enfin, à un moment donné, car il le fallait bien,
les ouvriers regagnèrent leurs usines, les paysans leurs
champs et les étudiants leurs universités.
Mais quelque
chose avait changé, un truc au goût de liberté,
une chose à laquelle on se mit à rêvasser.
Puis il y avait
ceux qui n'étaient retournés nulle part. Ils rêvaient
à d'autres mondes possibles, à des communautés
libres, à l'anéantissement des chaînes de l'abrutissement
social, à des voyages dans le monde et dans l'imaginaire,
vers des horizons nouveaux. Ils continuaient à croire que
l'autogestion était possible.
Tout ceci faisait
quand même un peu désordre mais, Dieu merci, la démocratie
représentative était encore bien enracinée
dans notre culture politique. Les conseillers en communication dominaient
de plus en plus sur la scène, la publicité dévorait
les dernières idées marginales et se mit à
bâtir une nouvelle société de la consommation.
On faisait croire à chacun que l'individualisme était
la nouvelle norme et les individus ne voyaient pas qu'ils étaient,
en fin de compte, des pièces conformes et uniformes de l'abrutissement
de masse (c'est pratique la sonnerie personnalisée de votre
portable qui vous donne l'impression d'exister en tant qu'individu…
Mais vous faites quand même parti de cette masse… mais
ça change du col Mao).
C'est alors
qu'une fois de plus, de nouvelles idées perturbantes allaient
éclore. Faut dire qu'une idée, c'est tenace et que
la somme de plusieurs idées sont particulièrement
féroces : elles s'entrechoquent entre elles, se croisent,
se multiplient, se synthétisent… puis donnent naissance
à de nouvelles idées et d'autres et d'autres encore…
Le pire dans
tout ça, c'est qu'il y en a qui aboutissent, voire même
se transforment en actions concrètes !
Dans cette masse
de loups et d'ignares, il y en avait qui, sans être si ignares
que cela ni si loups qu'on le pensait, ont cassé un tabou
en remettant en cause la sacro-sainte démocratie représentative.
Ils ont même osé évoquer une variante qui s'appellerait
«démocratie participative» : un système
où les décisions importantes quant à l'avenir
de la société serait l'affaire du plus grand nombre.
«Utopiques»
crient les réalistes. «Comment voulez-vous qu'un
collectif citoyen décide d'orientations budgétaires
quand les ignares ne savent même pas ce qu'est un bilan-compte-de-résultat,
sont incapables de nommer dix entreprises du CAC40 et sont infoutus
d'accepter le principe des stock options».
Les utopistes
ne contestent pas que la tâche est tout sauf facile, mais
pensent que la réponse résiderait dans l'instruction,
dans l'éducation et, plus particulièrement, dans l'éducation
populaire.
Djedjiou. Cela
paraît impensable, titanesque avec des résultats escomptés
peu probables. Comment, du jour au lendemain, confier aux ignares
des décisions qui, jusqu'à maintenant, étaient
confiés à des spécialistes ? Vous savez : ceux
qui ont fait des études et qui ont accumulé une expérience
indiscutable ? La politique doit rester l'affaire des politiques.
Certes, rien
n'est simple, mais on peut convenir que tout peuple a le droit de
participer activement au processus qui le mène vers son devenir.
Et ceci, sans obligatoirement passer par des dits «représentants»
trop soumis à la raison d'Etat, aux intérêts
supérieurs des impératifs économiques…
et surtout au pouvoir des maîtres et des idées prédominantes.
Vrai aussi que
pour décider, il faut détenir des clés nécessaires
à la décision ; être informés, comprendre
l'information, pouvoir le décortiquer, l'analyser, la critiquer…
puis débattre, échanger, confronter… puis décider.
La tâche,
nous l'avons dit, est rude… Mais les esclaves de tout temps
qui se sont affranchis, n'avaient-ils pas la tâche rude ?
(Parenthèse
:Imaginez un instant ce que cela donnerait si des structures d'éducation
populaire disposaient des mêmes moyens pour mener à
bien cette tâche que des institutions comme la Banque Mondiale,
le FMI, l'OMC…)
(On peut rêver,
non ?)
Bon revenons-en
à nos moutons.
Nous avons la
Démocratie Représentative qui reste la règle
en vigueur. Nous avons vu qu'elle ne dérangeait pas trop
l'ordre établi… plutôt le contraire.
Nous avons aussi
la Démocratie Participative, qui pourrait bousculer pas mal
d'habitudes, mais qui demande un effort particulier en termes d'éducation.
Ceux qui se
maintiennent au pouvoir dans le cadre de la démocratie représentative
ont compris que la démocratie participative représente
une menace pour eux. Il faut donc maintenir l'ignare dans l'ignorance.
Recours au populisme (et ça, ils savent faire. Au besoin,
les Conseillers com ne sont pas loin).
Le détenteur
du savoir (donc du pouvoir) sait alors flatter l'ignare et lui faire
comprendre que lui seul (celui qui «sait») est en mesure
de modeler l'avenir idéal Certes, il faudra accepter quelques
sacrifices de temps à autre, se soumettre à de nouvelles
règles, concéder des droits acquis… mais cela
dans l'intérêt de tous, contre le chaos, la faillite
du système, l'insécurité et le terrorisme.
Les médias,
de leur côté, engagent l'engrenage et relayent les
discours habiles avec force, usant de faits aussi divers qu'effroyables,
intolérables que scandaleuses. N'avez vous jamais remarqué
cette forme bizarroïde de coïncidence qui fait qu'une
nouvelle loi, inscrite depuis des lustres dans un calendrier législatif,
est souvent accompagnée de quelques faits d'actualité
qui la justifient ?
Le possesseur
du savoir sait qu'il ne peut demander à l'ignare de comprendre
réellement les enjeux économiques, les faits sociaux,
les mécanismes subtiles ou les impératifs supérieurs
de la nation… alors il l'assomme à coups de statistiques,
de vérités (saintes vérités) avec des
« ah que si je mens que je vais en enfer ». Il entraîne
les uns et les autres dans des logiques du style « si vous
n'approuvez pas mes lois sur la répression, c'est que vous
défendez les violeurs des petites filles »…
Puis il arrive
au coup de grâce : le mot d'ordre, la consigne de vote !…
CONSIGNE
DE VOTE ?
Sans doute est-il
temps que j'arrive là où je voulais en venir. Concernant
le projet de constitution européenne, faut-il une consigne
de vote ?
Après
le déchaînement de la prose et face à la réalité
de cette échéance, la situation se complexifie singulièrement.
Notamment dès lors que nous découvrons, dans le camp
de ceux qui défendent le « non », des réalistes
et des utopistes.
Les réalistes
invoquent, et on ne peut pas leur donner tort, l'urgence de la situation.
Si on prenait
le temps nécessaire pour expliquer le contenu de la constitution
au plus grand nombre, le « oui » gagnerait au chrono,
vu les échéances. L'enjeu est désormais trop
important.
Et puis, arguent
certains, face à l'adversité, ne faut-il pas aussi
savoir user des mêmes armes. Victoire avant tout… après
tout ?
Mais les utopistes
y voient une contradiction trop grande. La fin ne justifie pas toujours
les moyens. Les camarades qui y ont cru sont souvent tombés
dans les rouages du système et sont devenus comme ceux qu'ils
dénonçaient. La consigne de vote n'est elle pas le
fruit de ce système qui oppose les ignares et les détenteurs
du savoir : «je sais ce qui est bon pour vous»…
?
Nous ne dénonçons
pas simplement le contenu néolibéral d'une constitution
mais aussi un simulacre de démocratie qui se joue à
travers un référendum.
Le simple fait
de dire «Non» à ce texte serait, dit-on, la preuve
que nous serions anti-européens… Lorsque c'est exactement
l'inverse, notre refus est motivé par notre volonté
de construire l'Europe des peuples, de la défense de leurs
droits, et non des profits escomptés dans un grand marché
néolibérale où la philosophie prédominante
serait celle du marché et de la concurrence.
C'est comme
si le fait de remettre en cause le « Patriot Act » (USA)
nous amènerait à défendre le terrorisme…
Ou que de dénoncer la guerre en Irak ou en Afghanistan ferait
de nous les disciples du mal.
… Ou encore
que de ne pas accepter les lois liberticides en France nous transformerait
en défenseurs des tueurs de petites vieilles…
Alors, en fin
de compte, entre le contenu et ses implications sur l'avenir…
… entre
la manière que les défenseurs du « oui »
se prennent en taxant les autres d'anti-européens…
escamotant ainsi tout idée véritable de débat,
pourtant condition sine qua non de toute prétention démocratique…
On s'aperçoit
que l'enjeu réel est peut-être celui du pouvoir, du
populisme et finalement de la démocratie représentative
elle-même… Sans oublier une nécessaire interrogation
sur le rôle des médias (donc qui détient les
médias… un autre frère ?)
Bon, il reste
pas mal de taff. C'est pas évident mais je doute que le mot
d'ordre, que la consigne de vote, soit approprié.
Avouez que c'était
plus simple au temps des rois…
TR.
PS. Il est toujours
important d'apporter un petit PS… Une précision supplémentaire
afin que les choses dites ne soient pas mal interprétés.Je
ne me positionne pas contre la démocratie représentative
en tant que principe mais en tant que pratique.
En effet, le
principe en lui-même n'est pas mal du tout… à
condition qu'il fonctionne en pratique… ce qui n'est pas toujours
le cas…
…le cas
en tous cas, c'est le cas de ce référendum.
Ensuite, je
ne veux surtout pas adhérer au discours "Tous pourris"…
là aussi, un vieux relent de populisme dans l'air…
avec ce petit risque de voir se pointer un fasciste pour tenter
de récupérer la mise.
Il existe une
multitude de personnes sincères, compétentes, volontaires
qui tentent chaque jour de faire pour le mieux, voire changer les
choses de l'intérieur du système.
… puis
souvent se font bouffer par le système…
Et c'est justement
ce système dont je parle, les personnages ne sont que des
caricatures pour l'illustrer…
Faut dire qu'il
y a des sacrés caricatures…
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